Transport
Face à la crise, comment se porte le fret aérien ?
Depuis le début de la pandémie, le fret aérien a dû s'adapter aux soubresauts de la crise sanitaire. Porté par des volumes e-commerce en augmentation, le secteur doit faire avec la baisse des vols passagers et se retrouve confronté aux nouvelles répercussions liées à la crise ukrainienne. Retour et analyse de situation avec les prestataires Bolloré Logistics, Gefco, Geodis, Kuehne+Nagel et Rhenus Logistics.
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Rhenus
Stupeur sur les tarmacs suite à l’annonce du premier confinement le 17 mars 2020. Un silence inhabituel envahit les pistes de décollage et d’atterrissage. « Cela fait 38 ans que je travaille dans le fret aérien et entendre les petits oiseaux dans un aéroport, c’est quelque chose qui marque ! », se souvient Francis Seuront, airfreight director chez Kuehne + Nagel. Pour le groupe, spécialiste en logistique et transport de marchandises, après le choc initial, survient immédiatement l’action, alors que les avions passagers sont au sol et que volent uniquement les cargos : « Il a fallu très vite réagir, tant sur le plan des hommes en trouvant des formules pour leur permettre de travailler en sécurité, que sur le plan matériel pour continuer d’honorer les contrats de nos clients, sachant qu’une grosse partie des expéditions que nous avions tant à l’import qu’à l’export concernait les produits pharmaceutiques », indique-t-il. S’ensuit un effondrement des volumes allant de pair avec un effondrement des capacités offertes. « Cela a donc déclenché une flambée tarifaire extrêmement forte qui ne s’est pas beaucoup démentie depuis », rappelle Philippe de Crécy, VP air freight Europe de Bolloré Logistics. Alors qu’environ 75 % du fret pre-Covid était transporté sur les avions passagers dans les soutes, les compagnies aériennes acheminant passagers et marchandises ne se voient plus alimentées que par les revenus du cargo, et mettent en place des « preighters », de vols passagers transformés en vols cargo pour offrir des capacités supplémentaires sur le marché, rappelle Francis Seuront.
Des « tensions importantes »
Pour Eric Martin-Neuville, directeur général global Freight Forwarding du spécialiste mondial de transport et logistique Geodis, les effets de la pandémie auront eu trois effets : « Le premier est la demande directement liée à la pandémie (masques, vaccins, tests, etc.). Le deuxième recouvre le développement des volumes liés au e-commerce, très consommateurs de fret aérien. Le troisième est la situation désastreuse du fret maritime, générant des reports modaux importants. Cette hausse de la demande, combinée à une baisse des capacités de transport, a généré des tensions importantes », analyse-t-il. En 2021, comme si le mois de mars était à marquer au fer rouge, le porte-conteneurs d’Evergreen vient bloquer le canal de Suez, faisant grimper les prix maritimes et aériens : « Pourquoi ? Parce que comme une partie du transport maritime est congestionné, certains flux partent en aérien directement depuis l’Asie sur l’Europe, ou depuis l’Asie sur les Etats-Unis. Comme les prix du transport maritime ont augmenté, le transport en sea-air est devenu un produit qui se commercialise et des clients qui n’étaient pas habitués jusqu’alors à l’utiliser, l’ont fait », explique Francis Seuront. Arrive 2022, et comme pour poursuivre cette loi des séries, le premier trimestre marque, fin février, le début du conflit russo-ukrainien qui vient déséquilibrer le fret aérien mondial et accentuer les tensions déjà présentes. « Les sanctions auprès de la Russie ont entraîné l’arrêt des opérations d’avions-cargos et passagers existants (a minima l’équivalent de 18 Boeing 747F), notamment sur la ligne Asie/Europe – Europe/Asie, ainsi qu’un allongement des vols (conséquence de l’interdiction de survol du territoire russe), détaille Eric Martin-Neuville. Par ailleurs, en raison des différents confinements en Chine, la production est restée faible. Cependant, on peut s’attendre à une reprise plus importante des exportations et à un accroissement de la demande à partir de l’été. Nous anticipons donc un second semestre 2022 chargé ». Depuis le début de la pandémie et pendant toute sa durée, Geodis s’est efforcé de mettre en place des solutions visant à sécuriser les chaînes d’approvisionnement de ses clients. Pour le groupe, cela est notamment passé par son offre Geodis AirDirect, qui propose plus de 650 vols reliant l’Asie, l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Amérique latine mais aussi par l’investissement stratégique dans un Airbus A330-300F : « Cet avion-cargo assure actuellement 4 rotations hebdomadaires entre la Chine et l’Europe pour répondre au pic de demande, suite à la fin du confinement à Shanghai et à la disparition des capacités russes. Cette solution nous donne la flexibilité nécessaire, dans un contexte de forte volatilité, pour répondre à la demande de nos clients », indique Eric Martin-Neuville.
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Kuehne+NagelUne croissance « paradoxale »
Après ces nombreux soubresauts, l’activité de fret aérien tend à se rétablir peu à peu. Philippe de Crécy observe en 2022 une demande mondiale qui a repris « vigoureusement » pour retrouver globalement le niveau de 2019. Chez Gefco, comme chez l’ensemble des opérateurs logistiques, l’activité aérienne a été fortement modifiée dans son fonctionnement depuis la crise sanitaire, que ce soit au niveau des volumes à expédier, des capacités disponibles auprès des compagnies aériennes ou encore sur les axes impactés (origines et destinations). « Pour autant, grâce à la souplesse de nos équipes et à nos excellentes relations avec les prestataires, notre tonnage est, comme pour beaucoup d’agents, en augmentation depuis 2019 », témoigne de son côté Gilles Duffaut, directeur de Gefco Forwarding France. Ce dernier observe une croissance qu’il estime « paradoxale », sur le fret aérien : « Nous avons, d’un côté, une hausse de volumes, liée en partie au manque de capacité et à la flambée des tarifs maritimes, et d’un autre, une contraction des capacités aériennes liée à la baisse des vols passagers du fait des contraintes sanitaires ». Et face à cette croissance aux conséquences nombreuses (changements de vols de compagnies, annulations, saturation soudaine des certains agents de manutention…) requérant un ajustement et une souplesse opérationnelle du quotidien, le groupe international de logistique et transport est amené à modifier son mode de fonctionnement : « Nous devons compter davantage sur des compagnies Cargo et prendre des engagements significatifs pour le compte de nos clients », poursuit-il.
L’e-commerce en augmentation inédite
Pour Francis Seuront, ce trafic à la hausse relève presque du trompe-l’œil : « Si vous observez l’évolution du marché par rapport à 2019, la capacité offerte est à -5 % environ au niveau monde. Les intégrateurs enregistrent une hausse de +36 %, et les Airlines freighters avec des vols cargos, ont vu leur capacité augmenter de 13 %, mais la capacité des vols passagers a baissé de 30 %. Le bénéfice est donc allé aux intégrateurs ainsi qu’aux commissionnaires de transport classiques sur la partie de l’e-commerce, qui connait une croissance inédite, faisant exploser la demande et augmenté les prix ». Des prix également en hausse par la rareté des avions disponibles sur le marché. « Mais si on reprend le volume total transporté en 2019 comparé à 2021, ils sont similaires, ce ne sont juste plus les mêmes bénéficiaires », poursuit-il. Selon Philippe de Crécy, chez Bolloré Logistics, on ne peut, à cet égard, pas parler de croissance « inédite » du fret aérien, l’année 2022 retrouvant ses niveaux d’avant la crise sanitaire en les dépassant légèrement « mais avec des niveaux de prix très supérieurs. Il y a peut-être un effet de bulle tarifaire, mais la demande n’a pas explosé ». La demande ayant suivi la pandémie est ainsi liée aux volumes pharmaceutiques, à la hausse du commerce électronique, mais aussi aux dysfonctionnements du maritime « avec des lead times et une qualité qui se sont beaucoup dégradés ces derniers mois, déclenchant une hausse de la demande de fret aérien ». Et à l’heure actuelle, la croissance de l’e-commerce ne se dément pas sur les volumes de fret aérien, notamment portée par les importations de Chine : « Sachant que ce pays n’est pas revenu avec un programme passagers digne de ce nom, ce sont des phénomènes qui pourraient se poursuivre, anticipe Philippe de Crécy. Les tarifs restent très hauts, ils ne vont pas s’effondrer tout à coup. On ne devrait pas retrouver les tarifs trop bas des années 2010-2019 qui n’avaient pas de sens au niveau économique et environnemental, mais ils devraient progressivement baisser, sans aucun cas revenir à ce qu’ils étaient avant la crise sanitaire ».
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Air FranceUne bulle sur le fret aérien ?
Peut-on alors parler de « bulle » sur le fret aérien ? Selon le directeur général global Freight Forwarding de Geodis, une baisse de la demande n’est pas impossible à court terme, « mais il faudrait qu’elle soit concomitante avec un retour à un niveau de service adéquat du fret maritime ainsi qu’un retour en vol des appareils russes pour que la ‘’bulle’’ finisse par réellement exploser ». Pour Christophe Barreau, président de Rhenus Air & Ocean France, si l’on doit parler de bulle, il s’agit de celle liée à l'importation massive de matériel médical en provenance de Chine et elle a de fait déjà explosé. « Si le marché retrouve une certaine sérénité, en particulier plus de stabilité dans l'offre de transport, on peut espérer que les chargeurs seront rassurés et s'engageront de nouveau sur un temps plus long auprès de leurs prestataires », anticipe-t-il. La forte croissance enregistrée en 2021 par le fret aérien était essentiellement liée à l'importation massive de matériel médical liée à la pandémie, explique Christophe Barreau : « Nous y avons également participé en organisant des opérations spéciales pour la livraison de quantités importantes de masques, juste après le premier confinement. Cela était très conjoncturel et ce marché a maintenant retrouvé des niveaux de volumes d'avant la crise sanitaire ». L’activité fret aérien de cette division de Rhenus est principalement orientée à l'export au départ des aéroports français. Depuis la crise sanitaire, elle se focalise sur deux marchés principaux, celui des produits pharmaceutiques sous température dirigée (2-8 °C et 15-25 °C) et celui des produits industriels (composants, pièces détachées...). « Dans ces deux domaines, les trafics aériens ont retrouvé leur niveau de volumes d'avant la pandémie », poursuit Christophe Barreau.
Faire avec une flotte d'avions-cargos vieillissante
S’agissant du moyen et du long terme, les prévisions de trafic de fret sont à la hausse, portées notamment par le boom du e-commerce et les difficultés du transport maritime, indique Eric Martin-Neuville chez Geodis. Et la reprise du trafic de passagers ne sera pas suffisante pour absorber ces hausses : « En outre, les appareils obsolètes remis en service depuis le début de la pandémie sont extrêmement onéreux à opérer dans le contexte actuel de prix du pétrole élevé, en plus de leur inadéquation avec les objectifs de réduction d’émission de CO2. Les capacités de conversion d’appareils passagers et de construction d’appareil cargos neufs ne sont pas suffisantes pour absorber cette augmentation de la demande et ces limites capacitaires. Nous considérons donc que le fret aérien a de l’avenir », juge-t-il. Le tout, avec un phénomène notable : alors qu’avant la crise sanitaire, 65 à 70 % du fret voyageait dans les avions passagers, ce ratio s’est inversé en 2020 et 2021 du fait de leur diminution drastique : « C’est en train de se rééquilibrer doucement, mais il existe quand même un trou d’air important dans la livraison d’avion tout cargo récent. On a une flotte tout cargo mondiale qui est vieillissante et qui a besoin de plus en plus d’entretien et avec des nouveaux appareils qui n’arriveront en quantité significative qu’à partir de 2025 », continue Philippe de Crécy. Celui-ci anticipe un retour au ratio de 65 à 70 % de capacités cargo en avions passagers quand les programmes les concernant se seront rétablis, « peut-être en 2024, quand l’Asie sera revenue à la normale... », poursuit-il. Le flou dans le domaine demeure bien présent. « La meilleure des formules serait que tout cela s’arrête et que le marché reprenne, mais on pense que ce sera plutôt en 2024. Il faut que la confiance revienne pour se déplacer en avion, mais aussi que la période de non-covid en Europe corresponde à celle en Asie et à celle aux US… », résume Francis Seuront. Au final, les prévisions à long terme sur les évolutions du trafic de fret aérien demeurent un exercice ambitieux : « Nous connaissons toujours une pénurie de capacités de transport. De plus, le marché est encore instable, avec de nombreux vols annulés ou reportés au dernier moment. Les chargeurs restent prudents et cherchent à garder une certaine stabilité auprès de leurs prestataires habituels », juge Christophe Barreau.
Une régulation sur le moyen-long terme
Après ce début d’année 2022 toujours aussi mouvementé, à quoi s’attendre donc pour le deuxième semestre ? Selon Eric Martin-Neuville, chez Geodis, « à moyen terme, la reprise en Chine, la crise des semi-conducteurs et la durée des sanctions envers la Russie risquent de générer une pression supplémentaire sur les capacités disponibles ». Celui-ci souligne également la pénurie de main-d’œuvre « très visible sur les terminaux passagers », qui vient également impacter les terminaux cargos, risquant de « générer des congestions supplémentaires, notamment en Europe, aux États-Unis et au Moyen-Orient ». Sur le moyen-long terme, le marché devrait se réguler avec une stabilisation des vols passagers – même si le niveau de 2019, pré-Covid, ne sera pas de nouveau atteint rapidement, stipule de son côté le directeur de Gefco Forwarding France : « Nous verrons surtout une augmentation des flottes d’avions tout cargo permettant de limiter la dépendance aux vols passagers. De nombreuses commandes d’avions cargo et de transformation d’avions passagers en cargo ont été effectuées », Pour ce dernier, la situation devrait d’ailleurs amener le fret à l’avenir à être moins dépendants des vols passagers. « Et, quelles que soient les conséquences des évolutions dans l’industrie, les migrations des outils de production, il y aura toujours des besoins pour le transport aérien », conclut-il.