Transversal
Non, l’intendance ne suivra pas
Une tribune exclusive par Salomée Ruel, docteure en sciences de gestion, professeure associée et membre du centre d'excellence de recherche en durabilité chez Kedge Business School.
« L’intendance suivra ». Les origines de cette formule sont accordées au général de Gaulle qui aurait estimé que les contingences matérielles devaient s’adapter à la politique. Par extension, dans le milieu des entreprises, il est souvent considéré que la logistique devra naturellement suivre la stratégie. Or, l’Histoire récente démontre que non, l’intendance ne suit pas toujours, et que non, l’intendance ne suivra pas forcément. Or, quand l’intendance ne suit pas, c’est rapidement la crise.
Il est alors peut-être temps que l’intendance, la logistique, prenne part à l’élaboration de la stratégie.
Deux exemples vont ici permettre d’élaborer ce propos : celui de la gestion des flux de matières en contexte incertain, puis celui des profils « pénuriques » dans le secteur de la logistique.
Des flux de matières à gérer dans un contexte incertain
La logistique concerne la gestion des flux de matières (de la matière première aux produits finis) entre diverses entreprises, et ce dans le but de répondre conjointement aux besoins des consommateurs. Les récents évènements internationaux ont démontré que la logistique est clé dans la bonne marche de l’économie et de la consommation à l’échelle mondiale.
Premier exemple : la crise pandémique liée à la Covid-19. Les difficultés d’approvisionnement en pâtes, farines, œufs et autres papiers toilette ont permis de révéler au grand public l’importance des activités de logistique. Les achats soudains, reflétant la panique liée au confinement, ont révélé une demande accrue à laquelle les systèmes logistiques n’étaient pas préparés. De la même manière, l’explosion des ventes en ligne a engendré des rallongements de délais de livraison, parfois de plusieurs semaines. Enfin, la logistique d’approvisionnement des masques et des vaccins a été discutée au plus haut sommet de l’État, nécessitant même la mobilisation de (coûteux) cabinets de consulting afin de trouver la meilleure organisation des flux pour ralentir la pandémie.
Second exemple : le conflit russo-ukrainien. Ce dernier engendre des pénuries d’approvisionnement sur certaines matières premières (gaz, produits pétroliers, céréales, entre autres) provoquant des hausses des coûts de ces matières et de l’énergie. Par ailleurs, les voies logistiques ont été largement touchées dans ce conflit avec des voies aériennes largement à l’arrêt, de nombreuses voies routières détruites (dont le pont de Crimée) ou encore des voies maritimes altérées avec la destruction de ports. La guerre sur le sol ukrainien pousse également la communauté internationale à revoir la route de la soie, c’est-à-dire la route commerciale ferroviaire entre la Chine et l’Europe. Ces ruptures dans les voies logistiques causent de nouveaux ralentissements des approvisionnements à l’international, alors que ceux liés à la Covid-19 n’étaient pas encore tout à fait amortis. Enfin, précisons que l’inflation actuelle est partiellement liée à cette crise et aux difficultés logistiques qui en découlent.
Ainsi, quelle que soit leur taille, les entreprises naviguent aujourd’hui en eaux troubles. Or, la visibilité est clé dans la bonne conduite des opérations logistiques des entreprises, non seulement pour garantir leur performance, mais aussi pour qu’elles puissent répondre aux besoins des consommateurs qui aujourd’hui souffrent de ce contexte.
Pénurie de main-d’œuvre
Pour gérer le flux de matière, il faut de nombreux employés. La logistique est une fonction des entreprises qui nécessite une main-d’œuvre nombreuse, tant et si bien qu’elle est souvent sous-traitée par des prestataires de services logistiques.
Qui pour conduire les camions et livrer les clients et les consommateurs ? Qui pour gérer les zones d’entreposage ? Voilà deux questions auxquelles les directeurs logistiques ont aujourd’hui bien du mal à répondre. Et pour cause, parmi les secteurs qui font face aux pénuries actuelles de salariés se trouve celui de la logistique, maillon final entre l’entreprise et les consommateurs qu’elle cherche à satisfaire.
Porté par l’explosion du e-commerce et des échanges internationaux, le secteur de la logistique est en croissance constante et a bien du mal à recruter la main-d’œuvre nécessaire. En effet, la possible pénibilité du travail couplée aux éventuels horaires décalés rebutent les candidats. À cela, s’ajoute une timide mobilisation des acteurs du secteur pour travailler à la revalorisation des métiers et à leur attractivité.
Pourtant, la « pénurie » est visible et clairement identifiée par des acteurs comme l’association professionnelle France Supply Chain, le Forum économique mondial (WEF – World Economic Forum) ou encore les cabinets de conseil McKinsey & Company et Gartner. Ces derniers soulignent que la fonction logistique est l’une des moins féminisées en entreprise et qu’il est nécessaire d’attirer et d’inclure plus de femmes afin de résoudre ce problème de pénurie et d’améliorer la performance des entreprises. En effet, les entreprises peuvent-elles se priver des femmes, 50 % de l’humanité, alors qu’elles cherchent à résoudre leurs difficultés de recrutement ?
C’est certain, sans remise en question des conditions de travail et de l’attractivité des métiers de la logistique, faute de main-d’œuvre, l’intendance ne suivra pas.
Pour une considération stratégique de la logistique
Pour lutter contre les incertitudes, les entreprises doivent chercher à obtenir plus de visibilité sur la demande, l’approvisionnement et la logistique. Plus précisément, il est nécessaire qu’elles appréhendent mieux les besoins des consommateurs, ceux-ci fluctuant selon les confinements, couvre-feux et autres évolutions des prix des matières premières et de l’énergie. Les entreprises ont aussi tout intérêt à également mieux connaître l’état de la production de la part de leurs fournisseurs (et des fournisseurs de leurs fournisseurs) répartis tout autour de la planète et tenus parfois à des contraintes locales liées aux vagues de contamination.
Enfin, la disponibilité des moyens de transport se révèle problématique tout au long de cette période avec une explosion des coûts, notamment dans le maritime, secteur dont dépend l’immense majorité des échanges internationaux de marchandises.
Aujourd’hui encore, les difficultés d’approvisionnement à l’international de matières toujours plus onéreuses couplées à l’inflation pour les ménages mettent un poids important sur les épaules des dirigeants des services de logistique : il faut limiter les coûts opérationnels et de logistique afin que ceux-ci ne soient pas répercutés sur les prix aux consommateurs.
Enfin, les entreprises ont besoin de considérer au plus haut lieu les défis liés à la main-d'œuvre logistique. Sinon, quelle que soit la visibilité obtenue grâce à des investissements stratégiques dans des outils d’analyse, celle-ci sera vaine.
Les difficultés de gestion de la logistique prouvent que l’intendance ne suit « simplement » pas. Aujourd’hui, quelle que soit la volonté stratégique d’une entreprise à répondre aux besoins de ses consommateurs, elle ne peut mettre de côté les contingences logistiques qui viennent la contraindre. Quand l’intendance n’est pas stratégiquement portée, alors la crise s’enlise…