Transversal
La logistique événementielle et les festivals d’été : entre complexité et exemplarité
Une tribune signée par Vincent Salaun, maître de conférences en Sciences de gestion et du management, spécialisé en logistique et gestion de projet, en poste à l’IAE de Brest à l’Université de Bretagne occidentale.
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Don-vip, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons | Vue aérienne des deux scènes principales extérieures (mainstages) de l'édition 2022 du Hellfest, à Clisson en Loire-Atlantique.
La période estivale rime bien souvent avec soleil, congés, repos, mais pour certains, la réponse à la célèbre question de David et Jonathan « qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? » est bien différente : moi, je construis une ville, je la fais vivre quelques jours, et ensuite je la démonte. On ne parle pas ici d’un campement éphémère avec quelques amis, mais bien de villages de centaines d’habitants, voire de véritables villes dont la population dépasse allègrement la centaine de milliers d’habitants. Ces projets un peu fous s’appellent tout simplement des festivals. La France en compte entre 6 000 et 8 000 sur son territoire, dont plus de 4 000 dédiés à la musique. Quand on évoque les festivals musicaux, quelques grands noms viennent à l’esprit quasi immédiatement : les Vieilles Charrues, le Hellfest, les Francofolies, etc. Si leurs modèles économiques peuvent varier, une trame commune relie l’ensemble des festivals musicaux : l’ampleur du défi logistique qu’ils représentent.
Des questions logistiques majeures
L’image de la construction d’une ville est particulièrement parlante pour illustrer la complexité logistique de ces événements et pose, pour les plus grands événements, de véritables questions : d’urbanisme pour définir des axes de circulation différenciés, d’architecture pour bâtir des structures fiables et adaptées à une haute fréquentation, de restauration pour nourrir les milliers de bouches affamées du public, ou encore de transports pour acheminer aussi bien des flux techniques que humains. Si l’objet était simplement de faire converger des flux vers un lieu donné, cela représenterait certainement un défi de taille au vu de l’ampleur des volumes, mais c’est sans compter les enjeux de synchronisation des flux : lorsque l’artiste monte sur scène c’est mieux si le public est en face de la scène. Cet exemple caricatural soulève cependant des questions logistiques majeures : comment « acheminer » l’artiste depuis son spectacle précédent jusqu’au lieu de l’événement, comment s’assurer qu’il ou elle soit bien à l’heure avec ses équipes, comment garantir un espace pour faire les balances et différents réglages scéniques, et surtout comment permettre à une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes de converger vers un lieu donné à une heure donnée pour assister au concert ?
Une lecture par les flux
Il n’est pas ici nécessaire de rappeler que la dimension technique de la logistique, composante majeure de notre discipline, occulte parfois au regard du grand public son volet plus stratégique et sa capacité à « lire » des phénomènes par un prisme original : celui des flux. Non, la logistique événementielle ne se cantonne pas à borner des champs avec de la rubalise pour y garer des camions. La logistique événementielle se veut plus complexe et stratégique pour organiser des manifestations de toute taille en se questionnant par les flux et pour les flux. Et parfois, certains événements ne trouvent pas l’exercice assez complexe et rajoute donc une couche de difficulté. Prenons l’exemple du Festival des Vieilles Charrues qui s’impose comme le plus grand festival de musiques actuelles de France et qui a fait le choix de produire sur place la totalité de la restauration pour ses participants. Si ce choix se justifie par des orientations économiques et territoriales (favoriser les entreprises locales par exemple), il implique une gestion totale de la chaîne alimentaire depuis l’établissement d’une offre jusqu’à la distribution en passant par les achats, les approvisionnements, le transport et bien évidemment le stockage. Ce dernier point est tout à fait illustratif des complexités logistiques de ces grands événements se déroulant en contexte rural et ne disposant pas d’infrastructures permanentes (qui investirait dans un entrepôt thermo dirigé pour ne l’utiliser que quelques jours par an ?). La solution apportée est en mode « bricolage » en alignant les semi-remorques frigorifiques sur un espace stabilisé (un parking le reste du temps) qui servent de rayonnage à température dirigée avec préparation à l’intérieur des remorques avant expédition journalière (ou plus) vers les différents sites de préparation et de vente.
La logistique événementielle face au changement climatique
Aujourd’hui, la logistique événementielle s’est largement professionnalisée et stabilisée en développant des méthodes qui lui sont propres pour s’adapter à des environnements fortement contraints par le temps ; certains sont d’ailleurs des emprunts, spontanés ou délibérés, aux secteurs de l’aide humanitaire d’urgence ou des interventions militaires extérieures. Mais comme tous secteurs, des changements profonds s’imposent au secteur événementiel : le changement climatique.
Traditionnellement érigée en symbole de la réussite d’un événement, la fréquentation de la manifestation est aujourd’hui largement questionnée. Le 31 août 2023, Le Télégramme, quotidien de la région Bretagne, titrait : « En Bretagne, les festivals de musiques actuelles ont brisé des records cet été… jusqu’à quand ? ». Quelques semaines plus tôt, le festival Le Foin de La Rue (Mayenne), en précurseur, publiait quant à lui un communiqué de presse titré : « Course aux chiffres : y-a-t-il vraiment des vainqueurs ? » et annonçait ne plus communiquer ses chiffres de fréquentation. Bien évidemment, un festival qui ne rassemble pas de public n’est pas un festival. Comme le note, à juste titre, le sociologue Luc Benito en 2001 dans un livre référence sur ce secteur d’activité, un festival est un « temps hors du temps », un lieu de socialisation alternative où les codes traditionnels sont abandonnés. Cependant, dans une période où des efforts doivent être entrepris pour réduire nos impacts sur l’environnement, pousser une foule importante à se déplacer pour rejoindre un lieu de rassemblement a-t-il encore du sens ? C’est le propos développé par de plus en plus de dirigeantes et de dirigeants de ces événements qui subissent également des aléas climatiques récurrents. Le cas du festival Burning Man (USA) de septembre 2023 est particulièrement parlant avec des milliers de participants bloqués suite à des pluies diluviennes transformant le site en immense champs de boue interdisant toute fuite.
Des chaînes complètes à revoir et réimaginer
Pour réduire l’impact des festivals, une solution parait évidente, ne pas les organiser, ou les organiser à distance car la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre est issue des déplacements des acteurs des manifestations. Cependant, cette solution n’est pas satisfaisante et encore une fois la logistique est à la manœuvre pour décarboner les festivals en concevant des systèmes d’accès plus vertueux (transports en commun organisés au niveau régional voire national), en favorisant des mobilités douces (parc à vélos, etc.) et en limitant au maximum le volume de déchets ultimes non recyclables ou valorisables. Le cas de l’Eco-Festival Rock et Territoire du Cabaret Vert (Ardennes) est exemplaire sur le sujet. L’association FLAP qui pilote ce projet est à l’origine d’innovation importante avec des systèmes de déchetterie permettant la valorisation immédiate des déchets. Cependant, ce sont des chaînes complètes qu’il faut revoir et réimaginer en intégrant des contraintes temporelles, et financières, de plus en plus lourdes. En prenant en considération la complexité de ces logistiques « masquées » derrière nos divertissements, il semble possible de s’en inspirer et pourquoi pas transférer certaines pratiques vers des industries plus traditionnelles afin de gagner en flexibilité dans un monde qui change à grande vitesse.