Transport
Le multimodal fleuve-route : une solution durable pour la logistique urbaine de colis ?
Une tribune signée par Anicia Jaegler, professeure senior et Laingo Randrianarisoa, professeure assistante à Kedge Business School, école de commerce et de management.
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De nombreuses villes ont initié la promotion du transport fluvial intra-muros pour assurer la livraison de colis dans les zones urbaines afin de tendre vers un transport durable. Cependant, ce mode de transport fait face à de nombreux défis en raison du manque d'infrastructure adéquate, d'investissements substantiels nécessaires et d'une demande de service insuffisante. Pour autant, malgré une littérature sur la logistique urbaine durable abondante, l'attention accordée aux études se concentrant spécifiquement sur le transport fluvial de colis à l'intérieur des zones urbaines est limitée. Les autorités locales font donc face à une pénurie d'outils pour une prise de décision éclairée concernant la durabilité de la logistique fluviale en centre-ville. Or, la question « Le fleuve peut-il jouer un rôle viable dans le transport de colis en centre-ville décarboné ? » est cruciale.
Notre étude tente de répondre à cette question. En développant un outil d’aide à la décision évaluant le temps et le coût de distribution d’un point A en amont de la ville à un point B au centre-ville via le fleuve, elle vise à identifier les composantes clés d'un réseau de distribution urbain économiquement viable, où le transport fluvial intra-muros est déployé comme principal moyen de transport (échelon 1), et où des vélos-cargos ou des véhicules électriques (échelon 2) sont utilisés pour la livraison du dernier kilomètre. Le modèle créé se base donc sur un schéma de distribution urbaine à deux échelons pour évaluer le temps et le coût des opérations, y compris les coûts externes.
En exploitant les voies navigables existantes dans les zones urbaines, cet outil vise à fournir aux autorités locales un moyen d'améliorer leurs processus d'évaluation et de prise de décision concernant la logistique durable en centre-ville. Grâce à l'intégration de cet outil, les décideurs peuvent potentiellement obtenir des informations précieuses et optimiser leurs stratégies pour des systèmes de transport efficaces et respectueux de l'environnement. En connaissant la typologie des colis, leur nombre et la configuration du port et de l'infrastructure routière, l'outil fournit une première décision à un niveau macro pour les décideurs et les parties prenantes de l'industrie de la logistique urbaine. Il a été testé dans six villes françaises et ses résultats ont été validés.
Des limites liées à la capacité de transport
Plusieurs conclusions ont émergé de l'étude. La combinaison du transport fluvial et des vélos cargo électriques présente les émissions les plus basses de CO2 équivalent. En revanche, les émissions résultant d'une combinaison de transport fluvial et de fourgons peuvent être soit inférieures, soit supérieures à celles générées par le transport routier seul, en fonction du nombre de colis transportés. Quelle que soit la typologie des colis, les opérations ne sont rentables qu’à partir d’un nombre minimum de colis (environ 2 000 colis). De plus, tous les scénarios convergent inévitablement vers la saturation des infrastructures. Par conséquent, indépendamment du type de produit initial et de la capacité de transport associée, les limitations globales de la capacité de l'infrastructure sont finalement rencontrées. Ainsi, le nombre maximal de colis pouvant être transportés par chaque entreprise varie selon leur typologie. En matière de durée, il faut environ 7 heures pour livrer un colis lorsqu'un vélo électrique est utilisé pour la livraison du dernier kilomètre, et entre 5 et 6 heures via des véhicules électriques. Il est à noter que l'algorithme ne prend pas en compte les éventuelles congestions dans la ville et les configurations spatiales de la ville, qui peuvent altérer la durée totale de livraison à vélo.
Pour atténuer les impacts économiques et environnementaux du transport, l'optimisation du chargement des péniches devient cruciale. Ainsi, la promotion de la collaboration entre les parties prenantes s’avère impérative pour optimiser le volume de colis transportés. La taille du colis impose des limitations sur le nombre de colis dans le premier échelon, tandis que le poids est moins contraignant. En revanche, la capacité du deuxième échelon, composé principalement de vélos, se trouve limitée à la fois par le poids et la taille. De plus, un nombre substantiel de colis dans le premier échelon impose des restrictions sur le nombre de rotations de la péniche, affectant ainsi les contraintes temporelles. Le modèle suppose trois rotations par jour, ce qui nécessite déjà des horaires de livraison différents par rapport au système actuel. Augmenter le nombre de péniches disponibles est envisageable bien que cela pose une contrainte supplémentaire : la capacité de la voie navigable. Au deuxième échelon, un volume élevé de colis correspond à un nombre significatif de vélos cargo, entraînant potentiellement la saturation des pistes cyclables existantes. Par conséquent, les autorités locales doivent intégrer l'infrastructure pour les vélos cargo dans les plans de développement du centre-ville, en particulier pour atteindre une ville à zéro émission de carbone et faciliter une augmentation des livraisons par ce mode de transport.
Un outil efficace mais à affiner sur le terrain
Il est essentiel de reconnaître que chaque ville possède des caractéristiques uniques, nécessitant des micro-études contextuelles pour obtenir des chiffres précis adaptés à des contextes individuels. De plus, face au changement climatique, la viabilité de l'utilisation de la rivière comme composante logistique peut être compromise lors d'événements extrêmes tels que les sécheresses ou les inondations. Il apparaît donc important d'explorer les résultats de l'outil dans des conditions variables, en particulier en testant les résultats sur une gamme de jours de navigation. Ces considérations soulignent l'importance de mener des recherches supplémentaires pour affiner et valider l'efficacité de l'outil dans des contextes urbains diversifiés.
Ensuite, des expériences numériques sont menées en utilisant des instances proches de la pratique en France et des contributions d'acteurs de l'industrie. Les résultats montrent que la viabilité économique des voies navigables intérieures en tant que principal moyen de transport dépend du nombre de colis à livrer, des infrastructures existantes et des configurations urbaines, ainsi que de leur accessibilité et conditions opérationnelles. Les émissions de CO2 équivalent les plus faibles sont obtenues en combinant les voies navigables intérieures avec des vélos électriques. Cet article peut être utilisé comme support et guide pour la prise de décision par les entreprises de transport, les acteurs de l'industrie et les autorités publiques pour un réseau de distribution urbain efficace et durable combinant voies navigables intérieures et vélos/fourgonnettes.
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Bibliographie
Yahyaoui, H., Jaegler, A., and Randrianarisoa, L. (2023). A cost calculation model for urban delivery of parcels by river. Research in Transportation Business & Management, 51, 101059.
Yahyaoui, H., Jaegler, A. and Randrianasora L. Policy decision-support for Inland Waterway Transport in urban areas: An analysis of economic viability. Annals of Operations Research. En révision.
Jaegler, A. et Randrianarisoa, L (2023). La logistique urbaine de colis en transport fluvial : une solution viable et durable pour des centres-villes décarbonés ? www.theconversation.com
À propos des autrices
Anicia Jaegler est professeure senior à Kedge Business School. Elle a obtenu un diplôme d'ingénieur et un doctorat de l'École des Mines de Saint-Étienne et une HDR du Cret-Log de l'Université Aix-Marseille, en France. Entre 2018 et 2021, elle a été directrice du département de management des opérations et des systèmes d'information et, depuis 2021, doyenne associée pour l'inclusivité et la durabilité. En 2020, elle a reçu le deuxième prix du Global Women Supply Chain Leaders dans la catégorie Supply Chain Academic Excellence. Ses recherches actuelles portent sur le management de la supply chain durable.
Dr. Laingo Randrianarisoa est professeure assistante de transport international à Kedge Business School, après avoir occupé un poste de chercheure postdoctorale à l’université de la Colombie-Britannique Sauder School of Business à Vancouver (Canada). Elle a obtenu son doctorat en économie de l’université Laval, Canada en 2017. Elle s’intéresse à l’économie de transport et étudie son lien avec l’environnement et la chaîne d’approvisionnement. Elle a reçu de nombreux prix et bourses d'études pour ses projets de recherche, comme la bourse doctorale d'excellence de la Chaire de recherche aéroportuaire de l'université et la bourse postdoctorale (FRQ-SC) du Gouvernement de Québec.