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Entretien exclusif avec Mourad Bensadik, directeur exécutif supply chain France de Carrefour
Ancien directeur e-commerce France de Carrefour, Mourad Bensadik exerce depuis maintenant un an la fonction de directeur exécutif supply chain du géant de la grande distribution, comptant parmi les plus grands employeurs de France. Dans le cadre d’un entretien exclusif, il nous détaille les évolutions de sa chaîne d’approvisionnement, empreinte de défis liés à la mécanisation, à la transition écologique, au recrutement et à la fidélisation de ses équipes.
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D’ici septembre 2024, la nouvelle plateforme logistique Carrefour de Cormelles-le-Royal, près de Caen, devrait être opérationnelle. Pourriez-vous nous détailler l’historique de ce projet et son importance pour la distribution de vos produits dans la région ?
Ce projet a été réfléchi et initié il y a plusieurs années. Notre implantation actuelle, non loin, à Carpiquet, date de la fin des années 60. L’établissement est vieillissant, sa consommation d’énergie très importante, et les conditions de travail de nos équipes ne répondent pas à nos standards en entrepôts. Enfin, ce bâtiment ne nous permet pas d’accompagner la croissance de Carrefour, notamment dans le modèle de proximité que nous promouvons. L’ensemble de ces éléments nous ont ainsi amenés à repenser notre maillage, notre empreinte locale. Nous déménageons donc à Cormelles-le-Royal, commune située à 16 kilomètres de l’ancien site de Carpiquet. Le nouvel entrepôt bénéficie d’un meilleur barycentre, avec une réduction de 4 % de notre kilométrage parcouru pour adresser l’ensemble des magasins, soit 280 000 km d’économisés au total sur une année, pour un peu plus de 180 tonnes de CO2 évitées. Cette plateforme logistique adressera près de 380 magasins de toute la région, en leur permettant de disposer des produits qu’ils souhaitent, tout en offrant auprès de 500 collaborateurs qu’elle accueillera des conditions de travail exemplaires.
D’autres projets de modernisation ou de construction sont-ils en cours en France chez Carrefour ? Si oui, lesquels ?
Nous avons ouvert il y a quelques mois le site de Bourges ; les installations permettant sa mécanisation ont été livrées il y a quelques semaines. S’en suit la plateforme neuve de Cormelles-le-Royal, qui sera également mécanisée au printemps 2025, avec un trieur pour le frais, absent sur l’ancien entrepôt. Nous renforçons la mécanisation d’autres sites, comme avec un projet d’extension prévu à la Plaisance-du-Touch, dans le Sud-Ouest, qui sera notre prochain chantier. Nous n’avons en revanche pas prévu de construire d’autres plateformes ex nihilo. Car notre réseau répond à nos besoins actuels et futurs proches ; le site logistique Carrefour le plus ancien était justement celui de Carpiquet. Nous nous concentrerons désormais sur des adaptations locales de nos bâtiments existants, via des mécanisations, en particulier sur nos activités « frais ».
En quoi consistent exactement les projets de mécanisation dont vous faites mention ?
En termes de mécanisation, nous investissons massivement sur notre activité « frais », car elle est en flux tendu : nous recevons la marchandise des fournisseurs, avec des exigences particulières autour des DLC notamment. Nous lançons ainsi des chantiers pour répartir la quantité de produits frais à destination de chaque magasin. Sachant que certaines plateformes Carrefour peuvent livrer jusqu’à près de 800 points de vente, la préparation en mode manuel nécessite un espace colossal, avec beaucoup de marches à effectuer pour les opérateurs. Nous prenons de fait le parti de la mécanisation, avec des postes d’injection, des trieurs, pour que le collaborateur puisse constituer en bout de ligne son roll ou son support, avec un lot destiné à un magasin spécifique. Cette modernisation que nous mettons en place permet de gagner en fiabilité, en productivité, d’améliorer les conditions de travail tout en économisant de la surface logistique.
Comment se compose justement votre réseau logistique français, en termes de nombre de plateformes, de typologies d’entrepôts et de superficies cumulées ?
Notre réseau français traite chaque année un peu moins de 2 milliards de colis, toutes températures de produits confondues : secs, ambiants, frais (en 0-2 °C et en 8-12 °C pour les fruits et légumes notamment) et surgelés (de -18 à -20 °C). S’y cumulent deux autres activités bien distinctes, que sont le non-alimentaire et l’e-commerce. Au total, notre empreinte immobilière s’élève à 2,3 millions de mètres carrés, ce qui en fait le réseau le plus massif de France, avec 80 entrepôts logistiques sur l’ensemble du territoire. En tant qu’acteur multi-activités, nous pratiquons du BtoC avec l’e-commerce, du BtoB avec le magasin, mais également de la RHD (restauration hors domicile) pour le compte de l’enseigne Promocash. Pour vous donner une vision de l’ampleur de notre supply chain en France, nous livrons 6 000 points de vente, quasi-quotidiennement, avec 16 000 personnes mobilisées, dont près de 7 500 salariés en CDI.
Quelle part représente l’internalisation de vos activités logistiques, par rapport à celles externalisées à des 3PL ?
Nous souhaitons entretenir un ratio d’environ 50/50. Cette moyenne globale se retrouve sur de nombreuses activités, exceptées sur le surgelé, où nous conservons seulement 25 % des activités liées en interne. Ce métier très particulier nécessite une expertise pointue et une masse critique en termes de volumes ; nous faisons ainsi appel à des acteurs spécialisés comme Stef. Pour le reste, nous demeurons plutôt bien équilibrés. Pour être encore plus précis, 55 % de nos colis sont actuellement traités en interne, le reste étant confié à des prestataires.
Pourriez-vous nous en apprendre plus sur la direction supply chain de votre groupe, en termes de diversité de métiers et de missions ?
85 à 90 % des équipes supply chain de Carrefour en France se mobilisent sur de l’exploitation, pour de la réception, de la préparation de commandes – qui concerne le gros de notre activité en plateforme logistique, que ce soit derrière un trieur, un chariot ou à pied – et de l’expédition. S’y ajoutent des fonctions périphériques, avec nos équipes ingénierie, transport, informatique, RH, contrôle de gestion… De même que d’autres métiers fondamentaux pour la supply chain, dont ceux liés à l’approvisionnement, la planification et la prévision. Sans oublier la partie support, en interne, en magasin, dédiée à la satisfaction des clients.
Au sein du plan stratégique Carrefour 2026, l’urgence climatique et la préservation de la biodiversité sont mentionnées à plusieurs reprises. Quels sont les grands chantiers en cours pour accorder votre vaste supply chain au défi historique de la transition écologique ?
Ce sujet est éminemment important et extrêmement structurant, à la fois pour le groupe, la France, et la supply chain. Les quatre priorités de notre direction supply concernent : le client, avec la disponibilité linéaire en ligne de mire ; les coûts, avec une maîtrise très fine pour investir davantage sur le prix, et gagner en compétitivité commerciale ; le stock, extrêmement important ; le carbone et les collaborateurs, avec le développement d’une supply chain beaucoup plus vertueuse et inclusive. Ces deux dernières dimensions sont portées au plus haut niveau de Carrefour. Nous avons par ailleurs créé une direction entièrement dédiée au développement durable, dont la première mission consiste à travailler notre 80/20. [La loi de Pareto, aussi nommée règle des « 80/20 », stipule qu’environ 80 % des résultats proviennent d’environ 20 % des causes, ndlr.] Nous nous attelons tout particulièrement à décarboner nos transports. 67 % de notre flotte est aujourd’hui décarbonée, grâce à la vision de Carrefour engagée depuis maintenant 10 ans, qui a conscience que le transport est très générateur d’émissions de gaz à effet de serre dans nos activités de distribution. Nous investissons dans le biométhane et entraînons nos partenaires sur le sujet de la décarbonation, ce qui nous permet de posséder l’une des flottes de distribution les plus vertueuses d’Europe à notre échelle. Nous nous intéressons également à l’électrique et à l’hydrogène, ainsi qu’à toutes les technologies et solutions. Avec pour objectif de disposer d’un mix énergétique le plus large et pertinent possible. Nous multiplions également les partenariats avec des industriels pour développer des alternatives au fret routier, comme avec Ferrero pour du fluvial, et Danone très récemment sur du ferroviaire. Nous ne pouvons pas encore exploiter efficacement le rail comme nous le souhaiterions, car la difficulté majeure se situe dans les volumes requis ; nous devons en effet être en mesure de pouvoir passer à une échelle de sept ou huit wagons de marchandises minimum par trajet. Nous nous rapprochons d’organisations de type FTF [remorques/wagons complets, ndlr] pour mutualiser nos flux avec d’autres acteurs.
Mais le transport ne fait pas tout. Nous concentrons en parallèle nos efforts dans les plateformes logistiques : toutes les technologies de production de froid ont par exemple été retravaillées pour émettre beaucoup moins de CO2 qu’auparavant. Nous travaillons enfin à améliorer le taux de recyclage de nos déchets.
Pour finir, comment faites-vous face à la pénurie de main-d’œuvre dans les métiers du transport et de la logistique ?
C’est un sujet de fond. Nous observons deux enjeux d’attractivité et de fidélité. Sur le premier point, nous souhaitons que Carrefour passe d’employeur de référence à employeur de préférence. Cela nécessite une rémunération attractive, l’amélioration des conditions de travail, et une intégration et une prise de fonction facilitées. Quant à la fidélisation de nos collaborateurs, elle se lie au développement de carrière, avec des évolutions accélérées, insérées dans une dynamique beaucoup plus inclusive. Dans le secteur de la logistique, nous proposons rapidement des fonctions de management, de direction de site. J’ai récemment fait un point avec nos équipes : 50 % de nos recrues depuis le 1er janvier 2024 sont des jeunes de moins de 30 ans, dont une majorité issue des QPV (quartiers prioritaires de la ville). Nous avons un rôle important à jouer dans la transformation des métiers en encourageant l’inclusion et la diversité. Il n’y a pas de recette miracle : seule une approche holistique globale permet d’accroître l’attractivité et la fidélité de nos équipes.