Transport
Cyclologistique : la professionnalisation d’un secteur français devenu modèle européen
Afin de mieux comprendre l'évolution de la cyclologistique, Bretagne Supply Chain, au travers de sa chargée de mission, Noëmie Rousseau, a souhaité échanger avec deux acteurs de cette activité : Charles Levillain, fondateur de FlexiModal et Fabrice Marteaux, directeur général des Triporteurs Français.
©
Fleximodal
Dans un monde en pleine mutation où la transition écologique devient une priorité, la cyclologistique apparaît comme une solution innovante et durable pour le transport de marchandises en milieu urbain. Pour comprendre les origines et l'évolution de cette activité en France, Bretagne Supply Chain a interrogé deux acteurs majeurs de ce secteur : Charles Levillain, fondateur de FlexiModal, qui depuis 2016 développe et fabrique des solutions pour la cyclologistique, et Fabrice Marteaux, directeur général des Triporteurs Français créé en 2009, entreprise de transport spécialisée dans la livraison du dernier kilomètre. Ils témoignent de la professionnalisation de la filière et des défis auxquels elle fait face aujourd'hui. Comment les chargeurs peuvent-ils s’engager ? Quel rôle jouent les collectivités dans l’accompagnement des activités de cyclologistique sur leur territoire ? Regard croisé sur la professionnalisation d’un secteur pour lequel la France est devenue un modèle européen.
Bretagne Supply Chain (BSC) : Depuis plusieurs années, le secteur de la cyclologistique se déploie. De nombreux acteurs, sous diverses formes d'entreprises, de coopératives ou d’associations, se sont installés dans de nombreuses villes françaises. Pouvez-vous retracer pour nous l'historique de la cyclologistique et comment s'est-elle structurée en France ?
Fabrice Marteaux : Avant la révolution thermique, dans les années 1900, de nombreux commerçants et artisans utilisaient déjà des triporteurs pour livrer leurs clients. Nous n'avons rien inventé. Ce qui a été un tournant important pour nous, c'est l'arrivée de l'assistance électrique sur les vélos dans les années 2000. C’est ce qui a permis une belle évolution de la cyclologistique. La France compte près de 200 entreprises de cyclologistique présentes dans 74 villes et représentant entre 2 200 et 2 400 ETP (équivalent temps plein). La filière représente deux fois plus d'emplois que la moyenne des entreprises françaises par rapport au chiffre d'affaires.
Charles Levillain : Ces dernières années, la filière s'est particulièrement structurée. C’est un véritable mode de transport complémentaire des autres modes. Nous sommes passés d'une situation de pionnier comme Fabrice l'a été dans les années 2010 à une profession reconnue par ses pairs. Nous avons créé une fédération pour représenter les acteurs au niveau national dans l’écosystème de la logistique. La France est devenue un exemple pour beaucoup d'autres pays au regard de la diversité des flux que nous transportons, du colis à la palette en passant par les déchets ou les produits sous température dirigée. Dans la plupart des autres pays, la cyclologistique ne concerne que les colis.
BSC : La cyclologistique est un secteur qui, comme tant d'autres, a constaté une baisse de volumes significative ces derniers mois. Pouvez-vous nous donner des éléments de contexte et nous expliquer cette crise que connaît le secteur ?
Fabrice Marteaux : Comme toutes les entreprises de transport, nous subissons la conjoncture économique morose qui impacte les volumes de fret transportés. Dans le secteur de la cyclologistique, ce sont, pour beaucoup, des entreprises créées ces dernières années et qui n’ont pas encore trouvé leur stabilité économique. Elles restent en position de sous-traitance. Un transporteur qui a moins de volumes ne va pas chercher à investir ou à modifier ses process. Il va plutôt chercher à faire tourner sa flotte existante. La cyclologistique a pu profiter de l'augmentation des volumes de la période post-Covid parce qu'il y avait besoin de moyens supplémentaires.
Charles Levillain : Si l’on regarde les défaillances des entreprises du secteur du transport en proportion, c'est assez similaire à ce que ce qui se passe dans la cyclologistique. Ce n’est pas l'efficacité du mode qui est remis en cause dans ces défaillances, mais plutôt les modèles d'entreprises et le marché en tant que tel.
BSC : Quels sont les utilisateurs de la cyclologistique et quelles sont les motivations qui les poussent vers cette solution ?
Charles Levillain : De nombreuses entreprises chargeurs utilisent la cyclologistique sans parfois même le savoir. Nous nous intégrons dans un écosystème de transport. Nous ne sommes pas la solution à tout mais sommes une réponse pertinente dans certaines situations. Un donneur d’ordre va opter pour la cyclologistique pour ses opérations en zone contrainte soit par la typologie de nos villes, la congestion ou la règlementation. Dans ces conditions, la cyclologistique est vraiment plus efficace que les autres modes. Elle offre une maîtrise des temps de circulation, de l'accessibilité à toute heure et une qualité de service imbattable. Ensuite, pour les entreprises qui souhaitent avoir recours à des modes de transport alternatifs ou s’engager à décarboner leur activité transport, la cyclologistique contribue à la baisse des émissions de polluants et de gaz à effet de serre et à la diminution des nuisances. Elle répond également aux enjeux sociaux et sociétaux en contribuant à l'économie locale. C’est un levier de communication pour valoriser les engagements RSE des entreprises.
Fabrice Marteaux : Tout d’abord, il y a très peu d’opérateurs qui travaillent pour leur compte propre. Nous sommes une filière qui agit en sous-traitance. Nous sommes des entreprises avec les mêmes avantages que dans une société de transport. Nous n’avons rien à voir avec l'ubérisation. Au contraire, nous professionnalisons le métier. Il y a un travail autour des conditions de travail et de confort de nos salariés. Nous avons d’ailleurs valorisé le matériel auprès de la médecine du travail
Il y a aussi des acteurs fabricants de matériel sur le territoire qui contribuent justement au développement de la « cyclo » par l'ergonomie, la productivité, la capacité à embarquer des flux diversifiés jusqu'à la palette tout en étant hyper efficace et « made in grand Ouest », comme FlexiModal.
BSC : Si une entreprise souhaite livrer ses marchandises en cyclo, quelles questions doit-elle se poser et comment peut-elle procéder ?
Fabrice Marteaux : Tout d’abord elle doit bien cadrer son besoin : est-ce que ces flux sont adaptés à la cyclo en termes de volumétrie et de typologie ? Quels sont les zonages pertinents en termes de contraintes d'accessibilité qui justifierait un avantage de la cyclologistique ? Comment intégrer la cyclo dans son organisation, dans son process, comme le tri préalable des flux destinés aux livraisons en vélo cargo ? Comment opérer ses tractions vers l’espace logistique urbain ? Est-ce que c’est elle qui est en charge ou est-ce un sous-traitant ? Quel est le coût complet de son organisation actuelle et la qualité de service sur la zone ? Elle doit inclure les impacts sur la productivité et l'image du transporteur ou du chargeur.
Charles Levillain : Les entreprises intéressées peuvent trouver les ressources utiles pour appréhender la cyclologistique auprès de la Fédération professionnelle et sur le site Les Boites à Vélo. Il existe également le programme CEE (certificat d’économie d’énergie) Cyclo-cargologie qui organise des ateliers de sensibilisation à travers la France pour informer les donneurs d'ordre. Plus localement, les clusters logistiques régionaux sont également des supports adéquats pour guider les donneurs d'ordre vers la cyclologistique. Le programme Mixenn en Bretagne est un bon exemple des démarches proactives d'accompagnement des donneurs d'ordre vers la décarbonation de leur flux de manière générale.
BSC : Les collectivités jouent un rôle important dans le développement des activités de cyclologistique sur leur territoire. Quels sont les leviers à la main des pouvoirs publics pour créer les conditions idéales à l'implantation et à la pérennisation des activités de cyclologistique ?
Fabrice Marteaux : C’est certain qu’il y a plein de leviers possibles pour les collectivités qui souhaitent s’engager en faveur de la cyclologistique. Tout d’abord les mesures d'apaisement des centres villes qui confèrent des avantages indéniables à la cyclologistique tout en contribuant à l'attractivité économique des centres villes. Nous ne ferons pas toutes les livraisons en vélo cargo. Il y aura toujours besoin de poids lourds pour les flux massifiés. Mais si nous arrivions déjà à aiguiller tous les flux faisables en cyclo vers la cyclo, nous pourrions apaiser fortement les centres villes sans pénaliser l'activité économique et donc les collectivités. Il existe également des leviers réglementaires forts pour orienter vers les modes de transport que la ville souhaite favoriser comme les ZTL (zones à trafic limité), les ZFE (zones à faible émission), la piétonnisation des centres-villes, les horaires d'accès…
Il y a 15 ans les transporteurs et les métropoles ne se parlaient pas. Aujourd'hui, il y a un vrai dialogue. Les dynamiques de concertation professionnelle comme les Chartes de logistique urbaine durable créent un cadre de discussion et de travail entre les acteurs qui permet de valoriser l’offre en matière de cyclologistique. Ces démarches permettent d'affirmer la volonté politique du territoire à faire évoluer la logistique urbaine.
Charles Levillain : Coté aménagement, les collectivités aussi ont un rôle à jouer à travers le développement d’un réseau cyclable qualitatif pour permettre aux cyclologisticiens d’opérer en sécurité et de manière efficace. Mais surtout, l’enjeu le plus fort pour le secteur, c’est le foncier.
Il y a à la fois une vision de long terme avec la réintégration de nos fonctions logistiques au cœur des villes. Et puis, il y a un levier rapide à travers la mobilisation d’interstices de l'espace public pour des expérimentations ou des dispositifs souples et agiles permettant de mobiliser du foncier délaissé à des fins logistiques, parfois même de façon transitoire. Il faut permettre la rupture de charge vers des solutions cyclo. L'urbanisme a un temps long. Il peut être planifié sur 50 ans, là où la logistique, si l’on veut qu'elle évolue rapidement, doit proposer des solutions plus agiles. Les collectivités peuvent également intégrer la cyclologistique dans leurs commandes publiques, pour leurs livraisons intersites par exemple. Elles peuvent également penser à des solutions cyclo pour leurs propres activités et leurs flottes de véhicules. Elles génèrent un effet d'exemplarité indéniable envers les acteurs économiques du territoire. Enfin, les villes peuvent apporter un soutien à l'investissement pour l'acquisition de matériel, du foncier ou encore un soutien opérationnel avec la mobilisation du dispositif « ColisActiv’ » ou d'autres qui permettent de viabiliser transitoirement l’implantation et le développement d'opérations de cyclologistique.
Présentation des interviewés et de leur entreprise
Charles Levillain, fondateur de FlexiModal, société qui depuis 2016 développe, fabrique et commercialise des solutions pour la cyclologistique. L’entreprise s’est spécialisée sur l’impact de la rupture de charge pour ainsi faciliter le transfert des marchandises entre différents véhicules.
Fabrice Marteaux, directeur général des Triporteurs Français créé en 2009, entreprise pionnière de transport spécialisé sur la livraison urbaine du dernier kilomètre qui sillonnent plusieurs villes de France en triporteurs et biporteurs grâce à des emplacements de livraison de proximité.