©
David Fuentes
Transversal
D’un côté, des flux en forte accélération face à de nouvelles tendances de consommation. De l’autre, des métropoles désireuses de verdir et désengorger leurs axes. Jonglant entre ces tendances contradictoires, acteurs privés et publics doivent désormais ouvrir le dialogue et dessiner ensemble les grands axes de la logistique urbaine durable de demain. Un chantier complexe mais indispensable.
1. Quelle place pour la logistique urbaine dans les métropoles ?
Quelle place pour la logistique urbaine dans les métropoles ? Alors que la crise sanitaire a boosté les volumes de la livraison à domicile qui étaient déjà en progression forte depuis une décennie, la question de l’organisation des mouvements de marchandises du dernier kilomètre reste un sujet complexe et sensible. En France, ces flux représentent en moyenne 15 à 20 % du trafic en ville, ainsi qu’un quart des émissions de CO2 et un tiers des émissions d’oxydes de carbone liées à la circulation urbaine. Mais les villes qui s’emparent du sujet font souvent face à un paradoxe : d’un côté, la volonté d’aller vers des centres moins pollués et congestionnés, où les externalités négatives du transport et de la logistique s’effaceraient. De l’autre, les attentes d’administrés dont les méthodes de consommation ont profondément évolué en l’espace de 10 ans avec le e-commerce. « Il y a une dissonance entre la place prise par la logistique urbaine et celle qu’on lui offre, note Adrien Beziat, chargé de recherche en géographie à l'Université Gustave Eiffel, spécialiste en modélisation de la logistique urbaine. C’est une activité structurante pour l’espace fonctionnel des villes, responsable d’une mobilité urbaine considérable, et vitale pour le fonctionnement des espaces urbains et l’approvisionnement des populations. Face à l’exposition d’une consommation de plus en plus omnicanale, la diversité de ses besoins est de plus en plus forte. Il est donc crucial de lui accorder de la place, dans les processus de décision politique, mais aussi dans l’espace public ». Un avis partagé par Jean-Louis Boudol, directeur des opérations chez Poste Immo, filiale foncière et promoteur-développeur du Groupe La Poste : « Les flux qui rentrent et sortent des villes sont des axes structurants dans le développement et la vie de la ville, sur le long terme. La logistique urbaine est une réponse sociétale à une problématique de consommation, de circulation et de population ».
Pourtant, si le sujet est évoqué depuis plus de 20 ans, le bilan est maigre du côté de son organisation selon Adrien Beziat : « On a majoritairement poussé les transporteurs à se tourner vers des motorisations moins polluantes. En dehors de cela, des expérimentations et des projets vitrines ont pu être menés, mais avec peu de passage à grande échelle ». D’où un enjeu central pour les collectivités et les entreprises : déployer une stratégie commune, vertueuse et adaptée pour le développement d’une logistique urbaine dite durable. « Avec la croissance de l’e-commerce et la densification des populations en milieu urbain, il y a le risque d’une inflation de la livraison urbaine et de ses externalités négatives. Face à cela, les municipalités qui veulent redynamiser leurs centres-villes, tout en préservant la quiétude pour leurs administrés, risquent de prendre des arrêtés différents les uns des autres, complexifiant le travail pour les transporteurs. Il faut éviter les casse-têtes et mener des concertations avec l’ensemble des acteurs », juge Yann de Feraudy, président de France Supply Chain et directeur général adjoint des opérations et IT du Groupe Rocher.
Une feuille de route commune
En décembre 2020, le gouvernement s’était prononcé dans ce sens à l’issue du premier Cilog en présentant plusieurs mesures. Tout d’abord, l’élaboration d’une stratégie pour une logistique urbaine durable (LUD) pour l’ensemble du territoire qui agira dans trois domaines : la livraison (circulation et stationnement), la prise en compte des outils de planification, et l’apport aux commerces de centre-ville. Un effort qui se traduit également au niveau local par le programme Interlud, qui a démarré à la fin de l’été 2020. Dans ce cadre, une mission autour de la logistique urbaine durable a également été missionnée par le gouvernement et a débuté en janvier 2021. Celle-ci est pilotée par Anne-Marie Idrac, présidente de France Logistique, Anne-Marie Jean, vice-présidente de l’Eurométropole de Strasbourg et présidente du Port autonome de Strasbourg, ainsi que Jean-Jacques Bolzan, adjoint au maire de Toulouse et président de la fédération des marchés de gros de France. L’objectif : mener des consultations auprès des acteurs publics et privés afin d’aboutir à une feuille de route commune, avec des actions concrètes sur la base des pistes les plus prometteuses et les mieux acceptées par les parties prenantes. « Il y a beaucoup d’initiatives désordonnées sur la logistique urbaine qui ne permettent pas d’avoir une efficacité économique et écologique maximum. Notre objectif sera d’identifier des bonnes pratiques en utilisant le travail déjà lancé dans le cadre du programme Interlud, ainsi que des problèmes réglementaires autour de sujets tels que la gouvernance locale, l’implantation des entrepôts ou des bornes GNV », déclare Anne-Marie Idrac à ce sujet.
L'idée est donc de regarder comment construire des réponses sans opposer les acteurs, comme l’explique Xavier-Yves Valère, chargé de mission pour les politiques de fret et de logistique au cabinet de la DGITM (Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer) : « Il y a de fortes attentes des collectivités, des professionnels de la logistique, des commerces et des citoyens pour repenser les conditions de livraison, en les articulant avec les conditions de circulation et de stationnement, pour mieux intégrer les enjeux de logistique dans nos outils de planification, pour simplifier l’apport aux commerces de centre-ville. Pour l’État, il est important de vérifier si l’accompagnement des collectivités et des professionnels sur le terrain est suffisant et si nous devons retoucher notre cadre législatif ou réglementaire ». Une mission qui essayera « de sortir de l’émotionnel politique pour amener des sujets concrets, opérationnels, avec des décisions », espère Éric Hémar, président d’ID Logistics et de l’Union TLF.
L’association professionnelle organisait d’ailleurs une table ronde virtuelle, fin janvier 2021, autour de cette thématique, donnant la parole au député de la Sarthe, Damien Pichereau, également vice-président de la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale. Celui-ci était revenu sur l’intérêt de la mission dévoilée en décembre 2020 : « Nous souhaitons dégager une série d’applications immédiates qui pourrait s’inscrire dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités, mais aussi lancer des actions sur le long terme. L’important est d’engager un dialogue, Par le passé, j’étais partisan d’une obligation des collectivités à réserver des places dans les villes pour la logistique urbaine. Mais si les élus ne prennent pas d’eux-mêmes ce type de décision et y sont contraints, les actions seront mal réalisées. Il est bien plus pertinent de lancer des réflexions autour de stratégies locales, avec des plans de déplacement dédiés aux marchandises comme on a pu en faire autour des flux de personnes, car il y a autant de situations distinctes qu’il y a de métropoles ».
La place clé du transport routier
Quelles sont alors les grandes lignes d’une mobilité des marchandises durable et adaptée aux villes de demain ? Tout d’abord, l’optimisation des flux de marchandises, avec une réalité : malgré les investissements faits autour de la multimodalité, la route restera le support de cette logistique urbaine, organisée autour de systèmes pluriels, plus légers et plus adaptés. « Dans la logistique urbaine, tout ne pourra pas se faire en vélocargo. Cela demandera du réalisme et peut-être un peu de courage car on a trop longtemps attaqué la place du transport routier de marchandises en ville », juge Florence Berthelot, déléguée générale de la FNTR. La place des camions dans le coeur des métropoles est pourtant un objet de réflexion et de débat, avec les mises en place ces dernières années de zones à faibles émissions, ZFE, qui limitent la circulation de certains véhicules trop polluants dans des périmètres déterminées. « Les ZFE représentent énormément de craintes pour les logisticiens. Mais l’idée n’est pas de mettre les villes sous cloche et les élus locaux vont prendre conscience qu’il faut garder des accès pour la vie économique. Une quinzaine ont déjà mis en place ces zones et interdisent la circulation de certains véhicules selon les choix des élus, et ce nombre va s’étendre suite à la Convention citoyenne pour le climat », explique Damien Pichereau.
Métropoles du Grand Paris, de Lyon, de Grenoble- Alpes : plusieurs ont déjà été aménagées, se basant sur les vignettes Crit’air – Certificat qualité de l'air pour limiter l’accès à certains véhicules. « Avec les ZFE, nous avons un outil d’urbanisme permettant de contrôler l’accès aux villes en fonction de la pollution émise par les véhicules. Mais si on rapporte ce sujet à la logistique urbaine, il faut bien prendre en compte le fait qu’il serait complexe d’interdire intégralement la pénétration dans les villes ou de faire partir des milliers de véhicules électriques depuis de grandes plateformes logistiques à des dizaines de kilomètres des centres urbains, car cela créerait de la congestion. Il y a donc un concept important : la massification des flux amont au plus près des centres urbains, pour ensuite les livrer en mode doux », détaille Jean- Louis Boudol.
Ce qui ne veut pas dire que la logistique urbaine doit bénéficier d’un laissez-faire de la part des pouvoirs publics. Alors que l’urgence climatique s’accentue, certains acteurs plaident au contraire pour une refonte plus profonde de ces flux urbains démultipliés. « On peut considérer que c’est devenu la normalité, et que la seule chose à faire est de décarboner le transport, ce qui ne répondrait néanmoins pas aux problématiques de congestion. Ou alors, on peut inciter à moins livrer à domicile en véhicules légers, en s’organisant différemment, principalement autour des hôtels logistiques intraurbains pour le retrait à partir desquels, des livreurs à pied ou à vélo pourraient acheminer à domicile avec un surcoût. Il faut oser redéfinir les règles du jeu, mais seul le monde politique peut le faire, car les acteurs privés n’en ont ni les moyens financiers ni la puissance. Il est nécessaire donc de poser sans tarder un cadre législatif, car si nous laissons faire aujourd’hui, nous devrons plus tard prendre des mesures beaucoup plus contraignantes, alors qu’il est encore possible, via la règlementation, de trouver des solutions avec des résultats probants et immédiats », estime Alain Borri, co-fondateur et CEO de bp2r et membre du conseil d’administration de France Supply Chain, jugeant qu’il est donc crucial pour le secteur de profiter des enveloppes débloquées par le gouvernement pour engager des transformations profondes. Avec également des incitations pour développer des initiatives communes de la part du monde privé : « Il faut réfléchir aux flux de reverse logistic qui pourraient être déployés pour éviter les retours à vide. Un groupe comme La Poste a des véhicules et du personnel qui distribuent dans le tissu urbain, et ces derniers se proposent par exemple de faire de la collecte d’emballage pour optimiser leurs flux retours », indique Yann de Feraudy.
Et pour faciliter la lecture des flux urbains, certains acteurs insistent sur l’importance de la data et de son analyse. « Dans les villes, il y a énormément de données sur la mobilité de personnes, mais pas sur celle des marchandises. On ne sait pas combien de camions circulent chaque jour sur les autoroutes franciliennes. Cela montre la pauvreté de l’intérêt sur le sujet. Un grand chantier autour de l’étude de ces flux est crucial pour en savoir plus et prendre les bonnes décisions », estime Jean-Louis Boudol. Une nécessité qui est au coeur du projet Evolue, lancé par France Supply Chain en 2019 aux côtés de l’Institut du Commerce et du Club Déméter, et qui se déploie déjà dans différentes régions : « Grâce aux études du Club Déméter, nous avons pu constater à Strasbourg qu’il était mieux d’utiliser quelques camionnettes moyennes qu’un plus grand nombre de petites camionnettes », explique Yann de Feraudy.
Un maillage dans le tissu urbain
La logistique urbaine est également question d’infrastructures dans le tissu de la ville, et les problématiques immobilières sont nombreuses, avec une difficulté des acteurs de la logistique et du transport à se positionner. Car, à la différence de la logistique classique située en périphérie des métropoles dans des zones identifiées, la logistique urbaine doit venir se nicher dans l’hyper-centre, de façon dynamique, et s’organiser en maillage. « Une métropole est un réseau qui doit être alimenté en permanence, n’ayant pas d’autonomie de stockage. Tous les jours, elle s’appuie sur des flux entrants et sortants, et il faut viser une distribution et une collecte des marchandises de la façon la plus optimale possible », résume Jean-Louis Boudol. Du côté des pouvoirs publics, des initiatives ont pu être menées et des déploiements sont en cours pour des sites dédiés à la livraison du dernier kilomètre. « À Strasbourg, nous sommes dans l’identification de fonciers. Nous avons la chance d’avoir le port à seulement 6 km de la ville, une zone dédiée à l’activité industrielle où la logistique est non seulement bienvenue mais n’est pas en concurrence avec d’autres types de constructions. Mais dans le coeur de ville, nous explorons plutôt une utilisation de fonciers dits intercalaires : des locaux vides ou en transformation, utilisés temporairement pour installer des process logistiques », raconte Anne-Marie Jean. David Belliard, adjoint à la mairie de Paris en charge de la transformation de l’espace public, des transports, des mobilités, du code de la rue et de la voirie, raconte, lui aussi, les efforts menés dans le coeur de la capitale : « Nous avons engagé un travail sur la transformation de l’espace public qui passera par la création de nouveaux centres en plein coeur de ville. La transformation des parkings est un vrai gisement, et nous allons prochainement utiliser un espace de 90 places pour en faire un centre logistique de produits frais utilisant de la cyclo-logistique. Nous développons également des infrastructures GNV, avec deux stations, dans les XIIe et XIIIe arrondissements », explique-il.
Un équilibre fragile
Ces tentatives diverses ne sauraient masquer la difficulté que rencontrent les acteurs de la supply chain pour venir se placer dans des centres urbains où les places sont rares et chères, face à la concurrence d’autres types d’immobiliers. « Nous sommes sur un modèle économique low cost. Le fait d’avoir proposé des frais de transport gratuits a abouti à ce que les opérateurs logistiques travaillent avec des marges très faibles. Les investissements dans les infrastructures sont donc compliqués, d’autant plus en se rapprochant des grandes villes où les espaces sont chers. C’est le paradoxe : la recherche de proximité pour répondre à des contraintes environnementales et aux flux massifiés se heurte à des problématiques de business model. Quand les villes ont 10 hectares à développer, elles préfèrent faire des bureaux ou des commerces, plus rentables fiscalement que de la logistique urbaine », juge Jean-Louis Boudol.
Nécessité donc d’une prise de conscience du modèle économique associé à la logistique urbaine, avec le besoin de l’imposer dans les grands projets d’aménagement, avec des espaces sanctuarisés. Un dosage que les acteurs publics devront intégrer et accepter. « Il faudra que les bâtiments logistiques de demain se basent sur la mixité des usages, comme c’est le cas à Chapelle Internationale à Paris, et sur la modularité, avec des espaces temporaires. Nous menons le projet Plume en Île-de-France, pour identifier et utiliser des bâtiments en vacance administrative, sur des périodes de 12 à 24 mois. On doit pouvoir investir ces espaces et imaginer, avec de la R&D, des solutions logistiques plug-and-play, facilement déplaçables et adaptables », racontait Charlotte Migne, directrice du développement durable chez FM Logistic lors de la table ronde organisée par Union TLF. Autre ambition du prestataire : la création de corners multiservices et multi-enseignes qui puissent accueillir du retrait de marchandises, des stocks tampons pour les commerces, du retour de contenants réutilisables dans une optique circulaire, ou encore être des points de départ pour de la livraison en mode doux. Une façon de sortir progressivement de la livraison à domicile à tout prix et d’imaginer une logistique urbaine plus responsable au quotidien. « Le sujet du dernier kilomètre est au coeur de la problématique. Elle est en progression exponentielle depuis 20 ans, avec plus de 200 000 livraisons quotidiennes à Paris ! C’est une course menée par un leader mondial qui impose un cadre, que les autres reproduisent à perte, devenu la norme alors qu’il ne devrait pas l’être », estime Alain Borri.