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Innovation
Comprendre les évolutions rapides de la demande, anticiper l’inattendu et mettre en place des plans d’action pour aller chercher productivité, résilience et optimisation : voilà ce que peuvent proposer aujourd’hui les jumeaux numériques. Une solution de simulation qui multiplie les cas d’application chez les acteurs du transport et de la logistique, trouvant sa place aussi bien à l’échelle d’un entrepôt que d’une supply chain mondiale.
C'est quand la supply chain navigue à tâtons que le besoin de prévision et de visibilité se fait le plus fort. Voilà deux ans que les flux internationaux sont secoués par des imprévus sanitaires ou politiques, et rien ne permet pour l’heure d’imaginer un réel retour à la normale dans les mois qui viennent. Les acteurs de l’industrie et de la distribution sont donc contraints de prendre des décisions stratégiques au coeur d’un environnement incertain. « Nous sommes dans un contexte où les chaînes d’approvisionnement sont devenues très interconnectées, ce qui rend les effets en cascade de plus en plus fréquents et imprévisibles », observe Michel Morvan, co-fondateur et président exécutif de Cosmo Tech. De quoi mettre les entreprises dans une posture inconfortable : d’un côté, elles ont besoin de savoir s’adapter rapidement, avec une meilleure agilité face aux changements et une capacité à corriger le tir des prévisions originelles. Mais elles doivent aussi composer avec la nécessité de prendre en compte différents objectifs parfois contradictoires : profitabilité, satisfaction client, impact carbone de l’activité, etc. « En période de crise, on voit que les directions souffrent de ne pas avoir assez de visibilité sur les décisions prises pour leur supply chain. Elles manquent aussi d’agilité afin de réagir au plus vite sans passer par des longs cycles de calculs, de consolidation de données et d’échanges », estime Fabienne Cetre, directrice des ventes chez Kinaxis. Entre gestion en temps réel et nécessité de prendre des décisions éclairées, les décideurs doivent donc être en mesure d’avoir une vision actualisée de leur supply chain, mais aussi d’envisager le futur en s’appuyant sur différents scénarios, régulièrement remis en question.
Optimiser le monde physique
Un outil pourrait aider dans ce sens : le jumeau numérique. Ce terme fait des vagues dans le secteur depuis quelques années maintenant. Une récente étude du cabinet McKinsey notait que le marché européen pour cette technologie serait de l’ordre de 7 milliards d’euros dès 2025, avec une croissance annuelle de 30 à 45 %. Mais qu’est-ce qu’un jumeau numérique ? Il s’agit d’une solution de simulation avancée, s’appuyant sur l’IA, qui vient créer un double numérique d’un objet, d’un process, d’une infrastructure ou d’une organisation, dans toute sa complexité. « Celui-ci peut reproduire, simuler, piloter, analyser et constamment optimiser le monde physique », résume Capgemini dans son étude Digital Twins : Adding Intelligence to the Real World, publiée en mai dernier. L’idée ici n’est pas d’avoir une représentation physique et illustrée des mouvements dans une usine de production ou bien des camions qui sillonneraient les routes, mais plutôt d’avoir une remontée d’indicateurs fiables qui donnent une vision claire de la santé d’un système en temps réel. « Ce sont des solutions qui existent dans l’industrie depuis longtemps, mais que l’on va décliner maintenant vers des applications liées à la logistique et au transport », note Benjamin Laffineur, responsable innovation chez Log’s.
En effet, si la première apparition du terme remonte à 2002, le jumeau numérique a trouvé ses premiers usages au début des années 2010, en créant des doubles d’objets et d’équipements industriels afin d’observer leur état ou d’optimiser leur utilisation au quotidien. Le monde de l’immobilier avait également investi ce domaine avec la montée en puissance du BIM il y a quelques années pour la conception et le pilotage des bâtiments. Et c’est désormais la supply chain qui s’équipe de manière croissante de ces solutions, afin de pouvoir s’appuyer sur la simulation de ses réseaux selon l’offre et la demande, permettant aux organisations d’améliorer leur performance, leur résilience et leur durabilité.
Une configuration en détail
La mise en place d’une telle solution nécessite une configuration en détail, le jumeau s’appuyant à la fois sur les données historiques des systèmes (ERP, WMS, TMS…) mais aussi sur l’ensemble des informations collectées en temps réel tout au long d’une supply chain de plus en plus connectée grâce à l’IoT. Les jumeaux numériques peuvent aussi s’enrichir de nombreuses données externes à l’organisation (météo, perturbations globales ou régionales). L’objectif est de pouvoir analyser le présent, mais aussi de tester et de simuler les différentes évolutions possibles de la demande et de l’activité. De quoi permettre de faire ressortir des pénuries, anomalies ou goulots potentiels à court ou moyen terme, et de trouver et tester des solutions pour les éviter en visant une optimisation des flux, des stocks et des dépenses. « Il s’agit de simuler ce qu’il peut se passer, et d’avoir une visibilité sur ces futurs possibles en y intégrant de multiples paramètres et incertitudes. Dans le futur, je pense qu’on ne prendra plus de décisions importantes sans avoir pu les tester dans un outil de ce type, afin de constater les impacts possibles sur une variété d’indicateurs : coûts, productivité, émissions de CO2, etc. », résume Michel Morvan. « Nous proposons une technologie qui intègre la complexité des systèmes, en incluant les fournisseurs de rang 2, 3, ou 4. Il faut que le jumeau numérique puisse envisager n’importe quelle hypothèse et éclairer rapidement sur ses résultats potentiels », déclare de son côté Pierre-Jacques Evrard, business consultant chez Kinaxis. Et comme pour d’autres innovations digitales, le déploiement du jumeau numérique doit se faire par étape. « Il est nécessaire de commencer avec un périmètre assez petit pour être mis en place facilement, mais assez grand pour qu’il produise de la valeur rapidement ! Il faut sécuriser l’adoption des nouvelles technologies. Le meilleur moyen de le faire, c’est en montrant aux gens ce qu’ils y gagnent », résume Michel Morvan. Et les bénéfices sont multiples selon Capgemini. Sur 800 entreprises utilisant cette technologie, une réduction des coûts de 13 % a été relevée, ainsi qu’une augmentation de 15 % de l’efficacité opérationnelle.
Être au plus proche de la demande future
Quelle est la réelle nouveauté de cette technologie pour une entreprise et sa supply chain ? Modéliser et faire des prévisions est somme toute l’apanage de nombreuses solutions de planification disponibles sur le marché. Mais celles-ci peuvent parfois se montrer insuffisantes face à la nécessité de réactivité dans un contexte changeant : « Les solutions d’APS actuelles sont parfois encore silotées, permettant de viser des optimisations partielles, mais pas globales. Sans un jumeau numérique end-to-end qui modélise l’ensemble de la supply chain, on peut avoir un S&OP qui tient la route mais qui, d’un point de vue opérationnel, ne sera pas réalisable », note Pierre-Jacques Evrard. Dans le monde des 3PL par exemple, on ressent l’absence de solutions permettant de simuler les impacts de décisions stratégiques sur le stock ou le taux de service. Pour Benjamin Laffineur chez Log’s, cette technologie permet de dépasser les limites actuelles de la prévision où la « difficulté repose sur l’intégration d’un nombre croissant de paramètres et d’informations. Il y a évidemment l’intelligence humaine et la connaissance historique, mais cela ne permet pas de prendre en compte les épiphénomènes. Et il faut éviter le plus possible les jugements au doigt mouillé… ». Et si le projet de jumeau numérique chez Log’s a débuté avant le Covid, il relevait aussi d’une évolution des besoins de ses clients : « Ceux-ci se concentrent souvent sur une refonte de leur logistique amont et de leurs approvisionnements, en se disant que l’aval sera flexible et saura s’adapter. De plus, les exigences ont augmenté avec la montée du e-commerce. Nous devons avoir des outils qui nous permettent d’être au plus proche de la demande ». Chez Cosmo Tech, on soutient que les outils de prévision qui existent aujourd’hui dans la supply chain utilisent trop peu la simulation et s’appuient majoritairement sur les données historiques : « Sauf que plus le système est complexe, moins le futur ressemblera au passé », note Michel Morvan. Dans ce sens, Cosmo Tech et l’éditeur SAS se sont rapprochés récemment pour le pilotage de la supply chain, afin de proposer une offre logicielle qui combine l’intelligence artificielle et la simulation de jumeaux numérique. « Pour un acteur qui propose des solutions traitant beaucoup de données, ajouter un outil comme le nôtre peut apporter de la valeur ajoutée rapidement. Tous les clients de SAS vont pouvoir utiliser notre module pour tester la faisabilité des prévisions et obtenir des recommandations sur la meilleure façon de procéder ». Même son de cloche chez Kinaxis qui a intégré les jumeaux numériques au sein de sa solution RapidResponse, plateforme de planification tactique et opérationnelle.
Le jumeau numérique affiche ses premiers projets
Les cas clients se multiplient ces dernières années dans le secteur. Du côté de Cosmo Tech, on cite par exemple la collaboration récente avec le client Nexans, fabricant de câbles électriques, qui avait pris l’engagement auprès de ses investisseurs d’une neutralité carbone en 2030. Mais comment atteindre cet objectif tout en continuant à augmenter sa profitabilité ? Le jumeau numérique simulable mis en place a permis de tester une multitude de scénarios selon les régions. « Il fallait étudier les flux et les réalités de chaque pays, qui n’ont pas toujours le même mix énergétique. On pouvait ainsi faire passer des camions par le ferroviaire dans une région, là où on visait plutôt une évolution de flotte dans une autre. C’est un travail colossal qui a pu être fait en adaptant le jumeau numérique, afin que soient pris en compte les volumes de CO2 et les réalités économiques ». Et qui a permis de réduire les émissions de 50 000 tonnes équivalent carbone chaque année.
Autre client de Cosmo Tech ayant connu ces défis d’équilibre entre environnement et profitabilité : Michelin, qui souhaitait repenser le sourcing de ses pneus en Chine, ainsi que l’organisation de sa production et de sa distribution. Les objectifs étaient là encore multiples : une meilleure qualité de service et une réduction des coûts, tout en optimisant les infrastructures de production, en diminuant les émissions de CO2 et en étant résilient face à la variété de la demande. « Le jumeau numérique a simulé leur business actuel, puis nous l’avons mis à l’épreuve avec près de 80 000 simulations de réorganisation, ce qu’ils n’avaient jamais pu faire avant. Cela nous a permis de trouver la manière d’optimiser leur supply chain, augmentant leurs profits de 5 % et réduisant leurs coûts de transport et de douane de 60 %. La solution trouvée était très différente de celles imaginées par les spécialistes de Michelin, il aurait donc été très difficile pour eux de la concevoir sans l’aide de l’outil », note Michel Morvan.
Chez Kinaxis, la solution RapidResponse se décline dans de nombreux verticaux : automobile (Ford), produits de grande consommation (Carlsberg, Mars, Unilever), aéronautique, défense… Des industries différentes, mais qui utilisent toutes la même version du logiciel en SaaS grâce à la configurabilité de la solution. « Dans l’aéronautique, vous aurez de petites séries de production, avec des nomenclatures complexes : beaucoup de composants, et des lead times parfois très longs pour des métaux rares. Dans l’industrie pharmaceutique, la difficulté sera plutôt règlementaire avec des contraintes différentes selon les pays. Pour avoir un jumeau numérique qui fonctionne bien, il faut un modèle de données ouvert, de façon à ce que la complexité des nomenclatures et des réseaux soit intégrée facilement au sein de la solution », note Pierre-Jacques Evrard. À travers ses références, Kinaxis a majoritairement équipé des grands groupes, mais constate que des entreprises de tailles plus intermédiaires s’intéressent aussi aux jumeaux numériques. « Si les grands groupes ont une masse d’achats qui leur permet de surmonter des chocs comme ceux vécus actuellement, les plus petites structures doivent s’adapter plus rapidement, car elles subissent de plein fouet la pénurie de matières premières et de main-d’oeuvre et sont encore plus contraintes pour maintenir leurs performances », déclare Pierre-Jacques Evrard. Cette démocratisation se dessine aussi chez Cosmo Tech qui a récemment signé son premier client ETI. « Pour des entreprises de cette taille, il est important de disposer d’offres packagées, ce que nous proposons maintenant », déclare Michel Morvan.
Focus
Des jumeaux numériques pour dessiner les activités industrielles et logistiques de demain
L’échelle d’une supply chain globale n’est pas la seule au sein de laquelle le jumeau numérique peut agir. Il trouve aussi tout son sens à l’intérieur des usines et des ateliers, sur des lignes de production connectées et synchronisées.
Pour un constructeur comme CLS iMation, c’est même une nouvelle façon de compléter son offre autour de l’automatisation. Le jumeau vient tout d’abord répondre à des besoins de modélisation en amont des projets, permettant d’étudier les flux et de déployer ensuite les équipements les plus optimisés possibles. « Nous étudions l’environnement de travail, les besoins, le nombre de produits traités par jour, et nous choisissons ensuite la meilleure solution. Ce cas de figure est particulièrement pertinent face à des process compliqués, afin de permettre au client de visualiser concrètement les bénéfices d’une technologie par rapport à une autre », raconte Rino Melone, marketing et product manager chez CLS iMation. Ces jumeaux numériques sont également en action de cette manière chez le constructeur Fives, qui peut proposer à ses clients de tester les solutions avant leur lancement. « Dès la phase de développement, nous pouvons faire une mise en service virtuelle de la machine, pour pré-tester tous nos programmes sans les contraintes de la solution réelle : risques de casse, mouvements inattendus… En anticipant les problèmes, nous arrivons mieux préparés sur nos phases de mise en service. Nous diminuons les risques et nous augmentons notre maîtrise », déclarait Geoffrey Vanden Kerckhove, responsable technique automatisme et robotique chez Synapse Robotics, partenaire de Fives, à l’occasion d’une démonstration sur le site de Martillac en juin 2022.
Mais dans les entrepôts, le jumeau numérique peut aussi trouver sa place en aval, en tant qu’outil de pilotage en temps réel de l’activité. Cosmo Tech raconte ainsi l’installation d’un jumeau sur une ligne de production d’un de ses clients pour lancer des cycles de simulation avec des données chiffrées de performance. « Quand des informations amenées par des capteurs indiquent qu’une machine commence à avoir une baisse de productivité, il est possible de lancer des alertes automatiquement et de voir instantanément l’impact que cet évènement va avoir sur les huit heures à venir. On peut même faire des simulations de maintenance, avant même que le problème arrive », explique Michel Morvan. Utilisées dans le temps, ces solutions peuvent permettre de changer les process et d’étudier les impacts probables. « Sur un site déjà en action, toute modification de l’activité peut être un exercice coûteux. Avec un jumeau numérique, nous sommes en mesure d’étudier le fonctionnement du système mis en place et éclairer des évolutions possibles. De même, si les partenaires d’un logisticien ou d’un industriel lui demandent de changer certains emballages ou étiquettes, on peut analyser l’impact de ces modifications et savoir rapidement comme réagir de la meilleure manière », note Rino Melone, soulignant les efforts menés pour rendre les interfaces de ces solutions plus ergonomiques afin de faciliter leur adoption et leur utilisation dans les grands centres logistiques.