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Boulanger
Transversal
Si les acteurs de la supply chain se focalisent sur l’impact de la logistique sur le climat, peu se sont encore interrogés sur l’impact du climat sur la logistique. À travers les témoignages de chercheurs, de chargeurs ou encore de logisticiens, ce dossier spécial dévoile plusieurs pistes pour anticiper les conséquences du réchauffement climatique. Décryptage.
1. La supply chain réagit au dérèglement du climat
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Nespix/Adobe StockC’est inexorable : le dérèglement climatique s’abat de plein fouet sur les économies et perturbe les chaînes logistiques. Cadre réglementaire contraignant, verdissement des flottes, analyse des risques plus drastique…, si l’enjeu est de taille, les solutions germent et mobilisent de plus en plus les entreprises.
Un flot d’histoires coule dans les veines du Rhin. Il n’est pas qu’un symbole transfontalier. Il est plus que cela. De l’Antiquité à la Seconde Guerre mondiale en passant par Napoléon, il a été le théâtre des grands instants de l’Europe. « Il réunit tout », disait Victor Hugo. Comprendre ici qu’il est un fleuve de guerriers et de penseurs, « un fleuve qui charrie les idées aussi bien que les marchandises ». En effet, le Rhin, c’est aussi l’épine dorsale du commerce européen. Chaque année, 300 millions de tonnes de marchandises transitent par ce fleuve international. Un chiffre qui dans les prochaines années pourrait être revu à la baisse. La raison ? Des vagues de sécheresse qui diminuent considérablement le niveau des eaux. Celle de 2022 a vu la profondeur de référence du Rhin à Kaub (Allemagne) descendre sous la barre des 40 cm. Pire encore, celle de 2018 a abaissé le niveau jusqu’à 25 centimètres en octobre, ce qui a coûté 0,2 % du PIB allemand cette année-là, selon Deutsche Bank Research. Car avec si peu de profondeur, les barges ne peuvent plus parcourir le fleuve, à tel point qu’elles doivent alléger leur cargaison (le niveau doit être à environ 1,5 mètre pour que les navires naviguent à pleine charge). La situation est à ce point alarmante qu’elle impacte aussi la production des industriels. C’est le cas, entre autres, de BASF, qui a suspendu ses productions de diisocyanate de toluène (servant à fabriquer des mousses, adhésifs, enduits…) sur son gigantesque complexe intégré de Ludwigshafen. C’est d’ailleurs à partir de cette base de Ludwigshafen, petite ville allemande à la lisière du Rhin, que le géant de la chimie a mesuré le problème de ce réchauffement climatique. Sa solution : fabriquer un bateau-citerne capable d’affronter les basses eaux du fleuve tout en transportant d’importants tonnages.
Les industriels se mettent en marche
BASF n’est pas le seul à comprendre que si rien n’est fait pour parer les conséquences du changement climatique, c’est toute la chaîne d’approvisionnement qui sera paralysée. Selon Stéphanie Nadjarian, senior partner au sein du cabinet de conseil en stratégie Kea & Partners, « si les grands groupes ont été les premiers à activer certains leviers pour s’adapter aux effets du climat, désormais, tous les acteurs du monde industriel, ETI comprises, se mettent en marche ». Même constat chez Jérôme Rouge, président de la Fabrique de la Logistique, nouvelle plateforme initiée par l’Ademe et destinée à s’attaquer aux défis environnementaux et technologiques de la supply chain : « Face à la multiplication des phénomènes de réchauffement climatique, nous assistons à une réelle prise de conscience des entreprises. C’en est fini de l’ère du général de Gaulle et de sa fameuse formule : l’intendance suivra ». Autrement dit, la logistique est montée en grade dans la hiérarchie. Mieux encore, la supply chain constitue désormais, si l’on en croit la parole d’un bon nombre d’experts, la colonne vertébrale des entreprises.
Reste toutefois à connaître les raisons de ce sursaut de la part des dirigeants. Là aussi elles sont nombreuses. D’abord, il y a un cadre réglementaire de plus en plus contraignant. Ensuite, le rapport plus qu’alarmant du GIEC (avec une montée des températures d’au moins 1,5°C en 2030 et un niveau de la mer qui pourrait s’élever de 1,10 mètre d’ici 2100 en cas d’inaction). Enfin, la crise sanitaire a montré l’exemple des conséquences d’une chaîne logistique au point mort. Un peu comme un exercice d’évacuation incendie en préparation de l’arrivée des flammes. « La pandémie a réveillé les consciences et a mis en avant des sujets liés à la supply chain dont on ne parlait pas : arrêt de la production, pénurie des matières premières, dépendance énergétique, sourcing local… », soutient Stéphanie Nadjarian.
Revoir l’écosystème des fournisseurs
Selon Adel Ouederni, associé chez EY Consulting, le constat est clair : les chaînes sont trop imbriquées, trop globalisées : il faut donc réduire leur taille. Autrement dit, régionaliser. Plus facile à dire qu’à faire. Néanmoins, le responsable de l’activité Opérations Supply Chain et Manufacturing chez EY indique la voie à suivre : « L’idée est de sécuriser l’approvisionnement sur les années à venir dans les localisations qui représentent un risque. Pour y parvenir, il faut accepter d’augmenter le niveau des stocks, voire de les dupliquer, avoir un plan B pour les fournisseurs, même s’il est plus cher, et accepter l’idée que ces mesures, même coûteuses dans un premier temps, peuvent devenir un avantage concurrentiel à terme. D’ailleurs, face à l’explosion des coûts énergétiques et à la quête de sobriété de toutes parts, de plus en plus de groupes obligent leurs partenaires à avoir ce type de feuille de route pour leur impact environnemental ».
Cette volonté de changer son écosystème de fournisseurs, « de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier », comme se plaît à dire Adel Ouederni, fait écho aux propos de Violaine Lepousez, spécialiste des risques liés aux impacts du changement climatique chez Carbone4: « Dès lors que l’on commence à évoquer des analyses de risques, de plus en plus d’acteurs incluent les fournisseurs dans le périmètre des analyses en plus de leurs sites de production en propre ». Et d’ajouter : « Toute stratégie d’approvisionnement doit inclure le risque climatique dans le choix et le suivi de ses fournisseurs ». Ce que l’ingénieure chez Carbone4 avance, elle l’illustre par l’exemple. « Via notre outil Ocara, nous avons étudié la résilience du petit pois en Picardie pour Bonduelle. Outre les conseils apportés en matière d’identification des risques climatiques, nous avons aussi échangé avec les différents métiers du groupe pour les aider à intégrer ce sujet dans les relations avec leurs partenaires, dont les fournisseurs. Nous avons même échangé avec les métiers des achats du groupe pour les aider à adapter en conséquence les contrats avec les fournisseurs. »
L’exigence du scope 3
« Par ailleurs, au-delà du risque d’impact sur l’entreprise, un autre aspect doit être considéré, celui des émissions et en particulier celles relevant du scope 3… ». Car si le scope 1 est un indicateur qui incorpore toutes les émissions directes (on parle ici de gaz à effet de serre, ou GES) liées au carburant des véhicules de l’entreprise ou encore aux installations, et le scope 2 les émissions indirectes (liées à la production d’énergie, donc dépendantes de la source utilisée par l’entreprise : pétrole, gaz, charbon, éolien, solaire…), c’est bien le scope 3 qui est déterminant car il regroupe toutes les émissions de la chaîne de valeur (fournisseurs compris, donc). « Toute la question de l’adaptation à l’impact du réchauffement climatique sur la supply chain se traite à partir du sourcing, donc du scope 3, affirme Stéphanie Nadjarian, de Kea & Partners. Les scope 1 et 2 représentent environ 20 % de l’impact carbone d’une entreprise, le reste étant attribué au scope 3 ». Si prendre en compte ce dernier devient nécessaire pour définir une stratégie de neutralité carbone crédible, l’adoption de ce protocole requiert une vision à long terme – ce qui n’est pas toujours évident pour une chaîne logistique encore perturbée par les réminiscences du « juste-à-temps » et de l’argent. « Pousser ses fournisseurs à adopter des pratiques plus vertueuses à un coût, soutient Stéphanie Nadjarian. Il faut soit refacturer au client, soit réaliser des économies pour payer ce coût de transition, soit partager les coûts avec d’autres entreprises. » Mutualiser les coûts : une idée qui commence à germer dans le champ de l’économie circulaire. Chez FM Logistic par exemple, on a déjà mis en place des entrepôts mutualisés. Un vrai plus en matière d’économie d’énergie, les bâtiments estampillés par le logisticien étant neutres en carbone et bientôt à énergie positive : « Nos bâtiments sont éco-conçus, assure Charlotte Migne, directrice développement durable de FM Logistic. Nous travaillons sur la production via des panneaux photovoltaïques pour être autosuffisants, produire plus d’énergie que nous en consommons et profiter de l’énergie solaire pour produire de l’hydrogène pour le transport. » Justement, cette mutualisation, l’entreprise l’a aussi adaptée au transport il y a près de 15 ans. Et cette solution a un nom : le pooling.
Le transport, « parent pauvre de la politique climatique »
Selon Charlotte Migne, concernant l’adaptation au changement climatique, la France manque encore de maturité sur le secteur du transport. Ce que confirme Yann Briand, chercheur en politiques climat-énergie-transport à l'Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) : « Le transport est le parent pauvre de la politique énergétique et climatique ». Pour le chercheur, il est impératif de mettre en place une transformation structurelle dans ce secteur qui consiste à raccourcir les chaînes de valeur et à les rapprocher de leurs clients. Sauf que les principaux acteurs du changement semblent se renvoyer la patate chaude de l’impact carbone. « Il y a bien un consensus entre les gouvernements et les acteurs du transport sur l’intérêt de réduire l’impact carbone du secteur, mais pas encore sur le fait que la réorganisation de la supply chain est un changement systémique nécessaire pour la neutralité carbone. » Le chercheur va plus loin. Selon lui, une part de responsabilité est directement imputable aux chargeurs : « Cette réorganisation est peu prise en compte dans les réflexions des chargeurs. Pour eux, c’est aux transporteurs de tout faire, notamment avec la construction d’une nouvelle flotte plus verte. Mais le chargeur est le commanditaire : il a des leviers pour assurer la transition technologique de la flotte, une responsabilité sur ses sites d’approvisionnement et sur la façon dont il positionne ses sites de production en fonction de ses clients. »
Reste que les acteurs du secteur ont tout intérêt à se retrouver une nouvelle fois à la table des négociations car le transport est au coeur du problème de l’impact carbone. D’après les chiffres du Haut Conseil pour le Climat, le transport est l’activité qui contribue le plus aux émissions GES de la France. En 2019, il représente 31 % des émissions françaises de GES (136 millions de tonnes équivalent CO2 par an), loin devant l’agriculture et l’industrie, tous deux à 19 %. Ce n’est pas tout. Depuis 1990, les GES des transports ont augmenté de 9 %. Et le transport routier contribue à la quasi-totalité (94 %) des émissions du secteur. Autant de chiffres qui indiquent que le chemin pour parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050 est encore semé d’embuches.
S’orienter vers le report modal
Pour dégripper la mécanique, certains acteurs proposent des solutions. C’est le cas de Reuben Fisher, chef de projet Fret pour The Shift Project, think tank qui oeuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. « Nous avons besoin d’une impulsion étatique et d’un changement de règles pour tous les acteurs : que tout le monde ait la même trajectoire imposée, sans différence, que l’on soit chargeur, transporteur ou commissionnaire. » Pour faire bouger les lignes, l’expert met donc en avant l’idée d’instaurer des pénalités ou des bons points. Exemple : adapter le décret tertiaire (qui impose des réductions de consommation d’énergie aux bâtiments) au secteur du fret ou encore reprendre le concept de la taxe carbone mise en place au Canada avec un enjeu de redistribution des fruits pour ceux qui ont bien opéré en faveur du climat.
Outre les chercheurs, nombreuses aussi sont les organisations ayant passé la seconde pour fédérer les acteurs autour « d’une révolution » du secteur du fret. C’est le cas de La Fabrique de la Logistique, qui a déployé en juillet 2022 « Verdir ma flotte », un outil d’aide à la décision pour renouveler son véhicule de transport de marchandises. C’est aussi le cas de Fret21, un dispositif de l’Ademe qui incite les entreprises à mieux intégrer l’impact environnemental des transports dans leur stratégie. Pas moins de neuf entreprises ont reçu le label Fret21 en 2022, dont Boulanger, qui incite ses transporteurs à rouler avec des carburants plus propres (B100, HVO) mais aussi à recourir au report modal. Car c’est peut-être de ce dernier que peut venir la solution : « C’est en agissant sur ce sujet que l’on changera la tendance », conclut Reuben Fisher. Sur ce point aussi, l’Hexagone a de grandes ambitions prévoyant une augmentation du trafic ferroviaire de 27 % d’ici 2030 et de 79 % d’ici 2050. « C’est encourageant, juge Charlotte Migne, de FM Logistic. Mais il y a encore beaucoup de freins à lever sur le report modal. L’État dicte des injonctions contradictoires : s’il incite à opter pour le report modal, il peine à investir dans le réseau d’infrastructures ». La question du fret est donc aussi liée à l’aménagement du territoire. Une affaire de nœud modal, en somme. Ou de nœud tout court.