Transversal
4. « La mobilisation pour le développement durable doit être multifactorielle »
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DRNathalie Fabbe-Costes, professeure agrégée des Universités en sciences de gestion, en poste à Aix-Marseille Université, spécialiste de logistique et supply chain management, revient sur les moments clés ayant bousculé les supply chains ces dernières années. L’occasion de discuter autour d’un business model qui peine à se remettre en question face aux enjeux environnementaux.
Pendant longtemps, les entreprises ont développé leur supply chain sur les boulevards de la globalisation, avec des ressources peu chères et considérées comme abondantes. Mais les choses semblent avoir changé depuis la pandémie de Covid-19…
Les années 80 et 90 ont constitué sans aucun doute un âge d’or durant lequel les acteurs économiques se sont peu souciés de la planète. Ils étaient même unanimes pour considérer qu’un commerce mondial libéralisé profitait aux pays en développement, créant une spirale vertueuse où tout le monde était gagnant. Cette vision de la mondialisation avec une logistique qui soutient un commerce sans entrave, semble changer. Mais cela ne date pas de la pandémie. Le bouleversement s’est opéré progressivement depuis le début des années 2000, et ce, suite à plusieurs crises.
Peut-on revenir sur ces phénomènes qui ont remis en question le fonctionnement des chaînes logistiques ?
Cela a commencé avec l’attentat du 11 septembre 2001. L’attaque des Twin Towers a été un choc à plusieurs égards, la catastrophe a fait prendre conscience du risque terroriste, et qu’un vecteur de transport pouvait être aussi un vecteur de mort. Les Américains ont mis en place des règlements drastiques sur tous les transports internationaux. Les contrôles de sécurité aux frontières se sont multipliés partout dans le monde. La crise des subprimes en 2007 a aussi durement impacté de nombreuses supply chains, notamment de l’automobile et de l’électronique. La crise a révélé la dépendance au sein de chaînes construites sur une logique de sous-traitance en cascade, révélant leur fragilité. La défaillance économique d’un sous-traitant peut en effet entrainer celle du constructeur.
En quoi ces événements ont-ils un rapport avec la prise de conscience de l’impact climatique sur les supply chains ?
Toutes ces crises ont fait prendre conscience de la vulnérabilité des chaînes logistiques. Par ailleurs, dès les années 1990, une prise de conscience du problème de la multiplication des déchets a conduit à une succession de réglementations européennes. L’intégration de la responsabilité élargie du producteur (REP) constituait un signal fort pour les industriels. Mais ce sont malheureusement les crises qui font bouger le plus les choses. L’effondrement de l’usine textile du Rana Plaza en avril 2013 au Bangladesh, a fait prendre conscience, jusqu’aux consommateurs, que certaines entreprises abusent de leur pouvoir. Cet incident meurtrier a participé à imposer aux multinationales le « devoir de vigilance » pour s’assurer du respect des droits humains et de l’environnement chez leurs sous-traitants.
Les lois incitent donc les décideurs à rendre leur supply chain plus verte et résiliente ?
C’est du moins l’objectif. Certaines entreprises y voient même une opportunité pour développer davantage de business. C’est le cas depuis l’entrée en vigueur il y a un an de la loi Agec – Anti-gaspillage pour une économie circulaire – qui interdit de détruire des invendus des marques de mode (les invendus non-alimentaires représentent plus de deux milliards d’euros chaque année en France, selon l’Ademe). Cette règlementation oblige les marques à éviter la surproduction, à mieux gérer leurs stocks et à davantage recycler. Au final, les entreprises qui visent la rentabilité et la croissance explorent de nouvelles activités comme la récupération des produits pour les revendre en seconde main, les remanufacturer ou les recycler. De nouveaux business models émergent pour fidéliser et conquérir de nouveaux clients tout en misant sur une réduction de leur impact avec une meilleure image auprès du grand public. Une façon pour les industriels de concilier conscience écologique avec pérennité économique. Mais finalement tout pousse à consommer plus pour recycler plus.
Les consommateurs sont-ils sensibles à cette nouvelle conscience écologique des industriels ?
La vraie question est là. Si, à coût identique, les entreprises sont prêtes à miser sur le développement durable, c’est au consommateur final que revient le choix de changer sa façon de consommer. Mais est-il prêt à remettre en question son mode de vie ? Par ailleurs, la transition énergétique s’accompagne de toujours plus de technologies. La croissance verte conduit elle aussi à innover et produire toujours plus. Or, si la digitalisation peut nous apporter beaucoup (grâce aux systèmes de traçabilité, de simulation et d’optimisation), elle n’est pas toujours vertueuse (consommation de terres rares, d’énergie, obsolescence programmée de matériels…).
Penser local et non mondial permet au moins de réduire la dépendance aux fournisseurs comme la Chine et réduit l’empreinte carbone…
Sur ce point précis, la pandémie et la crise des composants électroniques a fait prendre conscience des risques à dépendre de certains pays. Mais les activités ne se relocalisent pas comme cela. Et cela ne résoudra pas le problème tant que nous ne serons pas prêts à changer nos modes de consommation. La découverte en janvier dernier d’un gisement de terres rares en Suède semble être une bonne nouvelle car elle réduirait notre dépendance à la Chine. Mais qu’y a-t-il de vertueux à vouloir extraire plus pour produire plus, consommer plus et recycler plus ? Quant aux émissions de CO2, il n’est pas toujours évident de prouver qu’un circuit court est plus vertueux qu’un circuit long. La massification des flux et la mutualisation des transports utilisant des motorisations modernes réduisent la pollution rapportée au kilo transporté.
En parlant d’émissions CO2, la France a fait de la neutralité carbone son cheval de bataille. Est-ce le bon choix, selon vous ?
Réduire le bilan carbone tout au long du cycle de vie d’un produit – et pas que dans le transport – est fondamental. Mais se focaliser uniquement sur le CO2 risque de se faire au détriment d’autre chose, par exemple, la préservation des ressources comme l’eau. Beaucoup d’industries, le textile mais aussi l’agroalimentaire (en raison du nettoyage), consomment encore trop d’eau. La mobilisation pour le développement durable doit être multifactorielle. Il est indispensable de développer des systèmes de mesure de performance qui s’inscrivent dans le cadre des 17 objectifs de développement durable (ODD) fixés par l’ONU. Si l’on conjugue ces objectifs, les efforts seront pertinents. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas.