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Zéphyr & Borée
Transport
Le transport maritime est la cheville ouvrière de la mondialisation : 90 % des marchandises sont acheminées sur près de 60 000 grands navires. Face à la réglementation maritime internationale, qui impose de diminuer de 70 % les émissions de chaque navire d’ici 2050, les armateurs considèrent le transport à la voile comme une alternative sur laquelle il faudra compter dans les prochaines années. En attendant, les initiatives se multiplient et la France est l’un des pays les plus dynamiques au monde en matière d’innovations sur ces nouveaux navires. Énergie renouvelable, gratuite et illimitée, le vent va faire souffler la nouveauté dans des projets d’envergures différentes.
1. Un marché dans l’air du temps
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GRAIN DE SAIL / L2OnavalFace aux carburants alternatifs, les voiles permettent de réaliser des économies substantielles et peuvent s’adapter au transport maritime. Les navires hybrides seront-ils la norme après-demain ? Éléments de réponse.
Apparue il y a 6 000 ans, la propulsion par le vent est-elle l’avenir du transport maritime ? Saugrenue voici dix ans, la question se pose avec acuité aujourd’hui dans un secteur qui veut trouver son second souffle. Le constat est tranchant : neuf objets du quotidien sur dix sont acheminés par la mer et les navires sont à l’origine de 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et 17 % si rien ne change d’ici 2050. Dans ce contexte, les réglementations internationales et européennes deviennent plus contraignantes sur l’efficacité énergétique des navires. L’Organisation maritime internationale exige ainsi que les navires aient réduit de 30 % leurs émissions de CO2 par tonne transportée en 2030 et de 70 % en 2050. Avec ces nouvelles règles qui vont entrer en vigueur, de nombreux bateaux vont devoir ralentir et brider leur moteur pour émettre moins de gaz.
Pressés par le temps – car 2030 c’est demain dans le monde de la mer –, les chargeurs et armateurs sont en quête de solutions pour répondre aux niveaux requis en matière de décarbonation ainsi qu’au coût très élevé de l’énergie. La première qui vient à l’esprit est celle des carburants alternatifs. Mais l’idée d’un parc de batteries électriques ainsi que celle de l’hydrogène ont rapidement été abandonnées. Le gaz naturel liquéfié ou l’éthanol ? Pourquoi pas, mais il en faut des quantités industrielles. « La dernière idée est d’utiliser les carburants de synthèse fabriqués à partir de l’hydrogène vert, donc à l’aide d’une énergie décarbonée. Or, il est admis que les prix vont flamber et qu’il n’y a pas assez d’éoliennes dans le monde pour fabriquer autant d’hydrogène. Tous les navires ne pourront ainsi pas en bénéficier », souligne Nils Joyeux, co-fondateur de la société Zéphyr & Borée, un des pionniers de l’armement de navire bas carbone en France. Par ailleurs, l’hydrogène ou l’ammoniac nécessitent des réservoirs deux fois plus grands que ceux présents sur un navire thermique. Reste la propulsion vélique pour atteindre une partie de ces objectifs de décarbonation. L’atout gigantesque de la propulsion vélique est sa disponibilité. « Le vent est gratuit, il est juste nécessaire de savoir comment le prendre au mieux », indique Vincent Bernatets, directeur général d’Airseas, un système de kites géants. Kites (ailes volantes souples retenues par un câble), voiles souples, épaisses, rigides ou encore systèmes de rotors… Parmi les technologies développées ces dernières années, certaines sont matures comme les voiles ou les rotors et d’autres, comme les kites, sont encore testées. La start-up Airseas évalue un kite de 250 m2 depuis décembre 2021 sur le Ville de Bordeaux, un navire affrété par Airbus entre la France et les États-Unis. Zéphyr & Borée a mis à l’eau au début de l’année Canopée, son cargo à voile, dédié au transport du futur lanceur Ariane, entre la métropole et la Guyane.
Grâce à ce « moteur éolien », les économies de carburant peuvent être substantielles. Lorsque les systèmes de gréement et voiles sont intégrés dès la conception du navire, la facture de carburant baisse de 30 à 80 %, selon les besoins des chargeurs, les routes maritimes empruntées, les vents porteurs ou non et le degré d’utilisation des moteurs, obligatoires sur les navires pour accéder aux ports. « La propulsion vélique est capable de réduire la consommation de carburant et les émissions associées de 5 à 30 % lorsqu’elle est installée sur des navires existants et conjointement à des outils de routage performants », ajoute Lise Detrimont, déléguée générale de Wind Ship, association française créée pour promouvoir la propulsion par le vent afin d’avoir un transport plus décarboné. Sur ces navires, l’opération, appelée rétrofit, consiste à installer des systèmes véliques sans changer la coque.
Du rétrofit sur les navires jusqu’à 200 mètres de long
Aujourd’hui, dans le monde, 25 grands navires de charge ont été « rétrofités » et utilisent des systèmes à propulsion à voile. Trois bateaux français en ont bénéficié : le Ville de Bordeaux (Louis Dreyfus Armateur), donc en test avec le kite d’Airseas, le MN Pélican (de la Maritime Nantaise équipé d’un prototype d’aile Wisamo) et le Marfret Niolon (Marfret). Lancé voici un an avec quatre voiles en aluminium, ce roulier transportant des remorques entre la métropole, la Guyane et les Antilles, bénéficie d’un apport de vitesse de 10 à 15 %, selon l’armateur.
Et ce n’est qu’un début. Les grands armateurs ont vu le blocage des containers en Asie durant le covid comme le signe d’une nécessaire transition, qui remettrait peu à peu en cause la toute puissante massification à base de porte-conteneurs et de hubs logistiques. L’association Wind Ship International estime que le carnet de commandes des rétrofits va doubler d’une année sur l’autre. Avec 25 navires aujourd’hui, plus de 3 000 unités seront équipées en 2030. D’ici 2050, les projections du Clean Maritime Plan du Royaume-Uni jugent que 40 000 bateaux bénéficieront d’une propulsion par le vent, soit 40 % de la flotte mondiale. L’année prochaine en France, il devrait y avoir sept navires intégrant cette mini-flotte vélique.
« Le rétrofit pourrait être adapté à une grande partie de la flotte mondiale, probablement jusqu’à 200 mètres de long, à une vitesse maximale de 15 nœuds, nuance Géraud Pellat de Villedon, secrétaire général de l’association des chargeurs pour un transport maritime décarboné et responsable RSE pour la supply chain de Michelin. Mais il va être très compliqué de rétrofiter un porte-conteneur ». Nils Joyeux explique cette impossibilité par un petit calcul. « Le pourcentage d’énergie vélique dans le mix énergétique de la propulsion va évoluer en fonction de la taille des navires. Sur des navires de moins de 100 mètres, il est possible de viser jusqu’à 90 % de propulsion vélique. Au-delà de 100 mètres, ce pourcentage baisse à mesure que la taille augmente. De manière générale, on peut estimer que la propulsion vélique baisse en deçà de 50 % au-delà des 180 mètres de long. »
À l’initiative de start-up positionnées le long de l’Atlantique ou à Paris, des projets sortent des cartons dans l’Hexagone pour créer des navires à voiles ; une dizaine de formats originaux devraient naviguer d’ici 2025. Tous ces nouveaux navires s’appuieront sur des outils de simulation de performance et de routage météo développés par des sociétés comme D-Ice Engineering, « qui constituent une aide à la décision pour les armateurs qui peuvent ainsi estimer les gains potentiels », explique Sylvain Faguet, directeur des ventes de la société.
Un gain énergétique de 8 à 30 % selon le type de voiles
Autre initiative très intéressante, une coalition de 21 chargeurs – mobilisée autour de l’AUTF et de France Supply Chain – et regroupant des grands noms (Michelin, Nestlé, Waters, Moët Hennessy, Rémy Cointreau…) a lancé l’an dernier un appel d’offres pour la construction de dix porte-conteneurs principalement propulsés par le vent pour desservir une première ligne transatlantique à partir de 2024 entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Son ambition est de réduire au moins de moitié les émissions de CO2 par rapport à un transport conventionnel.
Hormis des cas de navires aux tailles plus modestes qui avoisineront les 90 % de propulsion par les voiles, le vent sera une énergie auxiliaire, diminuant en partie le recours aux moteurs thermiques. Ce qui nécessitera de modifier le mode de navigation. La propulsion vélique est beaucoup plus favorable sur les routes transatlantiques Nord que sur la navigation entre l’Europe et l’Asie. « Nous devons positionner les premiers navires de série sur des lignes maritimes où il y a des vents forts mais le potentiel est énorme », s’enthousiasme Amaury Bolvin, co-fondateur de la start-up Zéphyr & Borée, dont Canopée, le navire qui transportera Ariane 6, a traversé l’Atlantique en janvier dernier.
Il faudra parfois faire évoluer les routes maritimes pour tirer le meilleur parti du vent, ce à quoi servent les systèmes de routage, de pilotage et de navigation de nouvelle génération comme la solution française développée par D-Ice Engineering. « Notre système est au centre de la navigation et des prises de décision en passerelle, il est connecté à tous les capteurs de l’environnement (anémomètre, lidar vent, radar de vagues…) et du comportement du navire comme le GPS », indique Sylvain Faguet. De nouvelles conditions de navigation auxquelles ne sont pas du tout habitués les armateurs avec les moteurs traditionnels. « La taille de l’équipage n’est pas augmentée par rapport à un navire classique, les systèmes sont sécurisés et validés par des normes internationales », rassure Lise Detrimont. Mais les armateurs et chargeurs ont encore le pied sur le frein car ils ont du mal à évaluer le retour sur investissement de ces nouvelles solutions de décarbonation. Quand un navire est construit, sa durée de vie est estimée à au moins trente ans. Ce sont donc des compagnies avant-gardistes qui se lancent. Quel est le gain énergétique des systèmes ? Il varie de 8 à 30 % selon les technologies de voiles ou rotors. Au vu du faible nombre de navires avec système vélique en mer, il manque encore de mesures en navigation fiables.
L’aide de l’État requise pour construire la filière
Championne de la course au large, la France est aussi pionnière en la matière avec une trentaine de sociétés qui travaillent dans l’écosystème de la construction de navires à voiles dont une dizaine dans les technologies. « Pour l’instant, pour développer la voile à grande échelle, il existe des questions techniques à résoudre qui imposent de concevoir des innovations. Je comprends que les armateurs aient des difficultés à engager des investissements avec peu de visibilité immédiate sur la rentabilité », souligne Laurent Jeaneau, directeur supply chain de Grain de Sail, qui a lancé un voilier de 24 mètres de long, opérant entre la France et les États-Unis.
L’association Wind Ship a publié une étude de faisabilité pilotée avec l’IRT Institut Jules Verne et un consortium de 33 membres acteurs de la filière vélique afin de proposer un programme d’action pour débloquer les verrous actuels. « Comme le coût de production des premiers systèmes implique un temps de retour sur investissement trop long par rapport aux références du marché maritime actuel, les équipementiers ont besoin d’un soutien de l’État pour guider les décisions des armateurs, des chargeurs et des investisseurs, plaide Lise Detrimont. Il faut que dans les deux ans, les armateurs engrangent les demandes. »
Du côté des chargeurs, les plus motivés incluent le fret vélique au sein d’un schéma logistique qui évolue. Transporter sur longue distance des marchandises sur des navires de taille intermédiaire permet de faire escale dans plus de ports (notamment secondaires) et de réduire le pré-acheminement et le post-acheminement, effectués la plupart du temps par transport routier. Arriver au plus près des consommateurs est peut-être aussi une autre promesse du fret vélique.