Transport
2. Des initiatives de tous bords
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NEOLINE MAURICUne trentaine de start-up françaises sont sur le pont pour innover dans le fret vélique. Elles commencent à convaincre les chargeurs, encore timides face à la nécessité de s’engager sur le moyen terme.
Un deux-mâts approche d’un pont. Chaque mât, d’une hauteur de 76 mètres, se replie pour passer avec élégance sous les voutes. Puis les quatre voiles se relèvent et s’éloignent. Direction Baltimore, en passant par Halifax et Saint-Pierre-et-Miquelon. Un inoubliable spectacle… pour lequel il faudra patienter jusqu’en 2025, en juin exactement. C’est à cette date que le cargo à voile Néoline devrait quitter Saint-Nazaire pour voguer sur l’Atlantique. Avec à son bord des cosmétiques, des sacs à main, du cognac, des bateaux de plaisance et des chariots de manutention, le navire de 136 mètres de long aura fière allure. « Sa livraison est prévue pour la mi-2025 et il transportera l’équivalent de 265 conteneurs de 20 pieds », précise Jean Zanuttini, président de Néoline.
La start-up a commencé son existence en 2011 sous forme associative. Objectif de départ : « proposer des solutions de transports décarbonés alliant le côté opérationnel à la technologie, dans des standards logistiques des navires classiques et compétitifs, sans low-cost », poursuit le responsable. Les chargeurs sont contactés en 2018 et la ligne maritime initiale stabilisée. Entre 2019 et cette année, Néoline a obtenu un maximum de contrats de fret à long terme. « Il est indispensable de travailler sur plusieurs années pour l’équilibre économique du projet », ajoute Jean Zanuttini. Le navire qui avoisinait les 100 mètres est stabilisé à 136 mètres dès 2015. Dans la cale, il est prévu une zone de 9,80 mètres de hauteur pour charger les plus grosses unités et un entrepont pour les clients Renault et Manitou. Le gréement passe d’une voile souple de quatre mâts à un gréement autoporté à deux mâts et quatre voiles, développé par les Chantiers de l’Atlantique et baptisé Solid Sail.
« Sur la palette de la propulsion vélique, nous sommes à l’opposé du rétrofit et visons à économiser un maximum de carburant avec des carènes intégrant des systèmes antidérive, liés à l’usage des voiles. Nous avons prévu une réduction de 80 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport à un navire de taille comparable », note le président, qui annonce une quinzaine de jours pour la traversée transatlantique à la vitesse de croisière de 11 nœuds. Pour garantir sa ponctualité, le cargo disposera d’une motorisation diesel-électrique pouvant atteindre les 14 nœuds. Rémy Cointreau, Longchamp, James Hennessy & Co, Renault, Manitou, Bénéteau ou encore Michelin sont les chargeurs (clients) de ce navire, qui a nécessité un investissement de 60 millions d’euros. Les douze trajets aller par an sont chargés à hauteur de 80 %. Si Jean Zanuttini a l’intention de développer une flotte, les Américains attendent sans doute de voir le comportement du navire en conditions opérationnelles pour souscrire au projet.
Un investissement de 70 millions d’euros par navire
« Qui fait le premier investissement sur un nouveau navire de fret vélique ? Qui se lance sur un projet inédit de plusieurs millions d’euros ? Les armateurs, les compagnies maritimes, les commissionnaires de transport, les chargeurs ? » Ces interrogations, Jean-Michel Garcia, délégué général de l’Association des utilisateurs de transport de fret, se les posait avec les 25 fédérations professionnelles adhérentes de l’AUTF. Les constats sont faits simultanément ; « Les affréteurs ont besoin de stabilité, il faut que les financiers aient confiance. » Après avoir poussé de multiples portes et inquiets de la lenteur des avancées en matière de transport maritime durable, des industriels créent, en février 2022, la Coalition des chargeurs pour un transport maritime bas carbone, sous l’égide de l’AUTF et de France Supply chain. Celle-ci a aussitôt lancé un appel d’offres pour construire et opérer les futurs cargos à propulsion vélique qui assureront deux lignes transatlantiques vers l’Amérique du Nord. Il est remporté par la start-up Zéphyr & Borée, basée à Lorient. « Nous sommes 21 chargeurs et garantissons dès le départ le remplissage des navires », souligne Géraud Pellat de Villedon, secrétaire général de l’association des chargeurs pour un transport maritime décarboné et responsable RSE pour la supply chain de Michelin. Si la coalition cherche encore des chargeurs pour asseoir son projet, l’initiative est d’ampleur, la plus importante en France, avec un investissement initial de 70 millions pour chaque navire. Le cahier des charges, pour le premier navire qui devrait être mis à l’eau en 2025, est le suivant : une capacité de 1 100 équivalents conteneurs de 20 pieds, un départ hebdomadaire et 80 % de propulsion vélique pour 50 % d’économie de CO2 par rapport à une ligne classique. « Nous souhaitons démocratiser le fret vélique pour des biens de consommation classiques, qui ne sont pas de l’ordre de l’exceptionnel », indique Jean-Michel Garcia.
L’autre initiative de grande taille, celle de Canopée, constitue un projet exceptionnel qui a beaucoup fait parler de lui. À la barre de ce cargo de 121 mètres de long, Zéphyr & Borée, encore, qui fait naviguer un de ces navires de la marine à voile, associée à la société Jifmar Offshore Services. La décision d’Ariane Group de choisir la start-up a été un heureux pavé dans la mer du petit écosystème français. « Nous sommes très fiers d’avoir le tout premier navire à propulsion vélique qui crédibilise la démarche de toute une filière », indique Amaury Bolvin, un des co-fondateurs de la société lorientaise, qui prévoit dix navires pour 2026.
Entré en service en décembre 2022, Canopée est destiné au transport maritime d’Ariane 6. Il a accosté pour la première fois en Guyane en janvier dernier. « Ce navire est hybride voile-moteur, avec entre 20 et 40 % de propulsion par le vent selon la vitesse du navire, qui peut filer à 16,5 nœuds de vitesse de croisière maximale », explique Nils Joyeux, co-fondateur de l’entreprise. Le roulier est doté d’une rampe arrière articulée supportant 200 tonnes, conçue spécialement pour ce contrat. Il sera équipé de ses quatre ailes articulées cet été (fournies par Ayro), qui permettront de réduire la consommation de carburant de 30 % grâce à l’énergie du vent.
Une vingtaine de chargeurs vers Madagascar
Si le projet des chargeurs et Canopée sont les figures de proue du transport vélique hexagonale, d’autres projets voient le jour et complètent l’offre de ces navires hybrides. Sur un tout autre marché et à une autre échelle, l’équipe des fondateurs de Zéphyr & Borée a aussi participé au lancement d’une coopérative qui arme un petit porte-conteneur pour transporter des épices. « Ce sont deux projets indépendants. Notre objectif est d’exploiter des navires pour importer et exporter des marchandises équitables et bio (fruits, épices, produits de la mer) qui ne sont pas produites en France », intervient Louise Chopinet, directrice opérationnelle de Windcoop. La coopérative, qui indique avoir rassemblé plus de 1 000 sociétaires (avec un apport de 4 millions d’euros), veut boucler son projet de construction d’un voilier-cargo de 89 mètres de long propulsé par deux mâts. Elle vient de lancer un appel d’offres en direction des chantiers navals. D’un montant total de 22 millions d’euros – qui sera surtout financé par emprunts –, le projet veut être opérationnel en 2025. Il sera dédié à l’exploitation d’une route maritime régulière entre le port de Marseille et l’île de Madagascar. La traversée nécessitera une trentaine de jours à une vitesse de 8 nœuds et le navire pourra transporter une centaine de conteneurs. Parmi les entreprises disposées à charger leurs produits, « une vingtaine de clients » selon Louise Chopinet, dont la société d’épices Arcadie, également à l’origine du projet, les magasins Biocoop et les cafés bretons Lobodis. « Ce bateau sera exploité à 100 % à voile si les conditions le permettent. Comme nous transportons des marchandises à température contrôlée voire réfrigérée, il faudra vérifier la consommation énergétique. Par rapport à une ligne traditionnelle, Windcoop devrait être deux fois plus cher (à prix du container équivalent) », reconnait Louise Chopinet.
Le voilier compétitif par rapport aux cargos
Du côté de Saint-Malo, des gréements, comme le Grain de Sail 2, voguent sur l’Atlantique. Opérationnel depuis trois ans, le deux-mâts de 24 mètres de long opère deux boucles annuelles entre la cité corsaire et New York en acheminant vins et spiritueux. Sa contenance est de 26 palettes, soit cinquante tonnes en cale. Il apporte des produits à New York puis se dirige vers les Antilles où il charge des matières premières avant de revenir en métropole. « À la fois chocolatier, torréfacteur et armateur maritime, la société Grain de Sail est née à Morlaix de la volonté de produire des cafés et chocolats haut de gamme, dont les matières premières seraient transportées de manière plus vertueuse grâce à une flotte de cargos à voile moderne sur un parcours », détaille Laurent Jeaneau, directeur supply chain. Après l’activité agro-alimentaire et Grain de Sail shipping, il pilote la dernière business unit dédiée à la logistique. Outre son rôle d’armateur, la société est également une compagnie maritime et désormais un commissionnaire de transport et un logisticien. « Cela nous permet de proposer une solution intégrée d’organisateur de transport pour autrui, indique Laurent Jeanneau. Notre valeur ajoutée est que Grain de Sail 1 est normé marine marchande, avec une capacité à atteindre les ports de commerce internationaux, ce qui est important en termes de sécurité pour les clients », ajoute le responsable. Vu le succès du premier navire, un second est en cours de construction et sera livré en octobre. Il partira ensuite deux mois en mer pour former l’équipage jusqu’à la fin de l’année. La société a vu grand puisque le Grain de Sail 2 fera 52 mètres de long avec 300 palettes Europe, soit 350 tonnes de capacité de chargement pour un coût estimé de dix millions d’euros, « ce qui nous permettra de transporter la totalité de nos matières premières jusqu’à Morlaix, où se trouve notre usine ainsi que les produits de nos clients », ajoute Laurent Jeaneau. Il est doté de deux grues pour charger et décharger plus rapidement.
Le voilier est-il compétitif par rapport aux cargos traditionnels ? Ces derniers rallient New York en 12-14 jours, soit 4 jours de moins que le temps prévisionnel pour Grain de Sail 2, mais la société estime gagner du temps car les plus gros tonnages attendent quelques jours dans le port. « Nous déchargeons de la palette et non du containeur et pouvons livrer une boutique à New-York en quelques heures », lance Laurent Jeaneau. Vins, spiritueux, produits de luxe, textile et pourquoi pas de l’électronique française de produits finis… Si elle ne donne aucun nom, la société indique que les clients ne manquent pas. « Le surcoût à la tablette de chocolat est de 13 centimes par rapport à un transport plus classique confié à un tiers », ajoute-t-il. La société accepte de rogner un peu sur sa marge pour maintenir un prix de vente en-dessous de trois euros la tablette.
Avec déjà des engagements fermes de chargeurs à long terme, Grain de Sail a commandé trois autres unités pour des livraisons en 2025 et 2026. Chaque Grain de Sail deuxième génération devrait faire six transats par an. « Notre idéal est d’en construire suffisamment pour proposer à nos clients une transat toutes les deux semaines », poursuit Laurent Jeaneau. Dans le même sillage, Towt s’est spécialisée dans le fret vélique depuis 2011 et a parcouru des milliers de miles nautiques sur une vingtaine de vieux gréements et a transporté 1 500 tonnes de produits (chocolat, rhums, thés, cafés, bières et vins). La compagnie fait construire deux voiliers-cargos d’une longueur de 80 mètres, d’une capacité d’emport de 2 200 tonnes, pour des lignes entre Europe, Amérique et Afrique. Le premier navire arrivera au Havre à la fin de cette année.