eCommerce
2. Entretien avec Adeline Ochs, Professeure affiliée à ESCP Europe
Professeure affiliée à ESCP Europe et coordinatrice générale de la chaire E. Leclerc/ESCP Europe « Prospective du commerce dans la société 4.0 », Adeline Ochs évoque les évolutions d'un commerce devenu « visqueux ».
Pouvez-vous retracer les grandes tendances qui ont jalonné le secteur du commerce depuis près d'un siècle ?
Nous avons assisté à une évolution de paradigmes devenus interdépendants au fil des années. Dans les années 30, le premier paradigme était d’ordre financier. Dans cette période de crise, les magasins populaires, où le prix devient le vecteur d’attraction pour les consommateurs, se développent en marge de l’évolution des grands magasins. Ces formes de commerces sont rapidement suivies, sur le même principe, dès les années 40, par d’autres enseignes telles que les centres de distribution E.Leclerc. Ce sont les prémices de formes de discount. Il s’agit de minimiser les coûts et les marges et redistribuer au consommateur les bénéfices retirés. Ce premier paradigme a ensuite évolué vers une dimension géographique avec les grandes surfaces spécialisées. Les années 50 sont marquées, dans le contexte des Trente Glorieuses, par l’avènement de la société de consommation, la profusion des biens de consommation et la consommation de masse. C’est l’ère de « l’hyperchoix ». Ce commerce moderne répond ainsi à une fonction économique de distribution de masse que ne pouvait assumer le petit commerce de centre-ville. Les magasins vont progressivement s’installer en périphérie, suivant l’essor des banlieues et la motorisation des ménages. Ce transfert permet l’extension des surfaces dans un moindre coût et un assortiment de l’offre plus large. C’est à cette époque qu’apparaissent et se développent les supermarchés (1950), les hypermarchés (1963) et les grandes surfaces spécialisées (telles que Darty en 1957).
Une nouvelle dimension vient s’ajouter à la variable prix : le choix. Les années 1970 sont donc marquées par une intensification de la concurrence. Le lieu commercial n’est donc plus uniquement considéré en fonction de sa localisation et de la nature de son offre mais aussi selon ses fonctions et ses valeurs propres. L’image devient alors un déterminant de fréquentation d’un lieu par les consommateurs, c’est le paradigme marketing. Puis nous arrivons aux années 2000 et à la naissance du paradigme expérientiel avec l’arrivée du e-commerce. À cette période, l’enjeu réside dans la capacité à créer des expériences « ré-enchantées » en y associant la notion de divertissement, les commerces deviennent multifonctionnels. Le magasin n’est alors plus uniquement considéré comme un produit ou une marque mais aussi comme un lieu de vie plaisant et agréable. Les années 2000 voient également naître le paradigme collaboratif. Le consommateur n’est plus seulement passif, il devient actif, co-créateur et collaborateur de sa consommation. Petit à petit, aux alentours de 2010, naît le crosscanal, combinaison des canaux digitaux et physiques puis enfin, en 2015, le paradigme « mobiquitaire » ou commerce « visqueux ». Chacun de ses paradigmes et leurs enjeux ont considérablement complexifié la gestion du commerce.
Quels ont été les enjeux du paradigme dit « crosscanal » ?
Les années 2000 sont marquées par une connexion forte des chalands qui influe sur leur manière de consommer. C’est l’ère du consommateur hyperconnecté : Internet s’inscrit dans le quotidien de l'usager, ce qui crée de nouvelles habitudes et comportements. Le consommateur combine une multitude de canaux parfois même de façon simultanée. On parle alors de ROPO (Research online purchase offline) ou à l’inverse de PORO. On assiste à une imbrication des mondes physique et digital qui pousse alors à repenser les modes de gestion et les stratégies commerciales. L'e-commerce n’est plus forcément considéré comme un concurrent du commerce physique mais comme une dimension complémentaire. Dans ces évolutions, l’objectif de la stratégie crosscanal est de proposer une expérience sans coutures, de créer des expériences fluides entre le commerce physique et virtuel. Cela entraîne de nombreux enjeux, parmi lesquels le besoin, pour le distributeur, de décloisonner ses organisations, de sortir d’un management en silos, d’éliminer les ruptures physiques, économiques, émotionnelles, cognitives tout en minimisant les efforts des clients passant d’un canal à un autre. Au final, l’omnicanalité pure, sans coutures, est un objectif que souhaitent développer la totalité des retailers mais qui reste une ambition parfois difficile à atteindre.
Et qu’en est-il du commerce dit « visqueux » ?
Aujourd’hui, dans cette dimension de crosscanalité, tout est complètement imbriqué entre le digital et le physique mais aussi dans une perspective mobile, notamment au travers des plateformes mises à disposition sur nos smartphones. Finalement, dans cet écosystème 4.0, ces dernières vont jouer un rôle majeur pour driver les consommateurs au magasin, notamment à partir d’un élément assez fondamental : le Big Data. À partir de l’intelligence artificielle et des modèles prédictifs, il est désormais possible d’accumuler des données, de les traiter, les structurer pour qu’au moment situationnel où le consommateur est en capacité d’acheter, on lui propose un parcours d’achat optimisé. Cela va entraîner le commerce à se développer à proximité des flux naturels des consommateurs, de leurs besoins et de leurs envies. Pour preuve, de plus en plus de retailers entrent sur le segment du centre-ville, à l’instar d’Ikea à la Madeleine à Paris. Ils ne fonctionnent donc plus sur un format défini, mais développent une multitude de points de contact sous diverses formes : drive, magasins express, click-andcollect, pop-up store, distributeur automatique… pour être au plus près du flux naturel du consommateur. Se développe aussi, ce qu’Olivier Badot, professeur à ESCP Europe et directeur scientifique de la chaire, appelle le « commerce visqueux mobiquitaire » permettant au client de commander n’importe où et n’importe quand et être livré le plus rapidement possible, où il le souhaite, grâce aux objets connectés et au smartphone. Le e-commerce statique laisse place au e-commerce mobile. Dans une logique Atawadac (« Any time, any where, any device, any community »), l’achat pourra se faire chez soi, dans la rue (via « shazamisation ») ou en voiture.
Quelles sont les conséquences logistiques de ces évolutions ?
La supply chain est fondamentale puisque c’est elle qui permet d’apporter le bon produit au bon moment au bon endroit, à un des points de contact du distributeur. La volonté de proposer une offre de produits de plus en plus adaptée aux besoins des consommateurs entraîne parfois du zéro stock ou de l’approvisionnement en flux tendus. Cela complexifie de plus en plus le sujet qui devient central dans la réflexion, notamment autour du commerce visqueux.
Focus
Quelques chiffres
Tirés du Baromètre omnicanal 6e édition de Capgemini Consulting et LSA, voici quelques chiffres sur la vision supply chain des retailers.
- 1 enseigne sur 5 déclare travailler sur des projets big data et sur du prédictif pour mieux piloter et optimiser sa logistique
- 60 % des enseignes déclarent disposer d’indicateurs financiers sur les coûts de services logistiques omnicanal.
- 15 % des enseignes ont une gestion omnicanal de leurs stocks permettant de commander et livrer leurs produits où qu’ils se trouvent
- Pour 40 % des enseignes, la vision des stocks entrepôt ou magasin en quasi temps réel est une réalité.
- 16 % proposent des livraisons sur des créneaux horaires réduits.
- 55 % des enseignes sont freinées dans leur développement omnicanal par leurs systèmes d’information.
- Plus de la moitié des enseignes sont mobilisées sur des projets de fond liés à la transversalité des organisations et au pilotage omnicanal.