Interview
Anne-Marie Idrac : « Il y aura sans doute plusieurs phases d’après-crise »
La présidente de l'association France Logistique observe les impacts de la crise sanitaire sur les acteurs de la supply chain. Relevant leur capacité d'adaptation, l'ancienne secrétaire d'État aux Transports évoque la manière de construire « l'après » : vers plus de coopération et de robustesse en matière d'approvisionnement et de stockage.
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De quelle manière France Logistique accompagne les différents acteurs de la filière durant cette période exceptionnelle ?
France Logistique a vocation à intervenir sur les sujets transverses communs aux professionnels de la filière, et à assurer leur interface collective avec les pouvoirs publics. En l’occurrence, notre rôle est d’abord d’affirmer au plan politique et médiatique le rôle essentiel de nos métiers, que la situation actuelle permet de reconnaître un peu mieux ; ensuite, participer, directement ou grâce à l’implication formidable de nos membres, aux diverses cellules de pilotage de la crise et de résolution des problèmes ; tels ceux de l’approvisionnement alimentaire ou des masques. Concernant la nécessaire et légitime répercussion dans les prix des coûts logistiques de la désorganisation, je l’ai personnellement portée au niveau du Premier ministre.
Quels sont les principaux défis actuellement ?
Certains sont communs à toutes les filières : je pense aux dispositifs sociaux et financiers mis en place par les pouvoirs publics, avec des spécificités comme les modes de calcul du chômage partiel pour les chauffeurs routiers. Les défis des entreprises qui travaillent encore sont essentiellement opérationnels : elles font preuve de beaucoup de professionnalisme et réalisent des miracles d’agilité pour organiser le travail des personnels en sécurité, pallier les perturbations des flux, résoudre quantité de problèmes concrets (du dédouanement à l’accueil correct des routiers), afin d’assurer au mieux la continuité du service. Pour les entreprises à l’arrêt, soit près de 50 % des transports routiers, et celles en forte réduction d’activité, les soucis de trésorerie sont majeurs.
Comment appréhendez-vous l’après-crise ?
Il y aura sans doute plusieurs phases d’« après-crise». Activité de services, la logistique est évidemment très dépendante de ce qui se passera chez ses clients, BtoB et BtoC, et de l’ensemble de l’économie. Nos entreprises auront fait la preuve de leurs capacités d’adaptation, elles sauront encore se mobiliser. J’espère que nos petites entreprises auront été assez soutenues pour résister à ce choc terrible. Quant à France Logistique, sa raison d’être, entre professionnels et avec les ministères, est l’amélioration de notre compétitivité au service de l’économie française. Les chantiers engagés depuis le début de l’année en ce sens devront être activement poursuivis : en particulier sur les simplifications administratives et les impôts de production, sans oublier les perspectives de contributions de la filière aux objectifs de développement durable. Nous continuons à y travailler.
Sommes-nous face à un bouleversement de paradigme qui mènera à un changement de modèle au niveau de la supply chain ?
Il me semble d’abord que l’importance de la mobilité des produits mérite plus que jamais une vision stratégique : du point de vue logistique, elle va de la connectivité aux marchés internationaux à la desserte fine des territoires, et passe par l’attractivité des métiers. Ensuite, la notion de chaîne, dont chaque maillon doit être robuste et articulé avec les autres révèle dans la crise toute sa pertinence : ces interdépendances méritent davantage de coopérations entre acteurs.
Quelles conséquences cette crise sanitaire pourrait-elle avoir sur la supply chain : relocalisations, multisourcing… ?
La crise fait apparaître une fois de plus les risques de sourcings dépendant d’un trop petit nombre de fournisseurs : cela est patent pour les besoins en produits sanitaires stratégiques, et pour d’autres secteurs en manque de composants. La logistique saura apporter ses contributions à des pratiques plus robustes d’approvisionnement et de stockage au service de ses clients. Et aussi participer à l’éventuelle révolution du développement de certaines productions en 3D. Quant aux relocalisations, la crise peut redonner des couleurs au « made in France, made in Europe ». Pour la logistique française, cela pourrait vouloir dire la relocalisation aussi de certains flux qui nous ont échappé ces dernières années. Mais cela prendra du temps, tant l’imbrication mondiale des chaînes de production et d’approvisionnement est devenue complexe.
Cela pourrait-il également accélérer certains plans de transformation digitale ?
Bien sûr, ces accélérations devront être au premier rang des investissements à soutenir. Il faudra veiller en particulier aux PME, qui restent encore trop éloignées de ces technologies. La robotisation de certaines tâches dans les entrepôts des plus grandes entreprises et le suivi fin des livraisons en e-commerce sont déjà parmi les acquis ; il faut y ajouter les débuts de l’IoT ou de la blockchain. La crise aura vu aussi se multiplier beaucoup d’initiatives numériques pour améliorer à tous niveaux les mises en relation des acteurs. Pour la performance de la supply chain et de son maillon logistique, l’essentiel porte sur les partages des informations : les données permettent, en amont, la prévision de la demande donc l’anticipation des flux, puis, tout au long des opérations, l’optimisation de la gestion des plans d’approvisionnement.
Je ne peux terminer sans rendre hommage à tous ceux qui se démènent sur le terrain pour nous approvisionner, rouler pour nous, permettre à l’économie de tourner malgré tout : conducteurs, transporteurs, logisticiens. Merci à eux tous !